Port-au-Prince, Haïti, le 9 avril 2020--- « Se kòmsi w santi yon tranche… Yon bagay kap rache andan w [C’est comme si on ressent des contractions … quelque chose qui vous déchire les entrailles] », se rappelle Marie Andrée Pierre (nom d’emprunt), 33 ans, décrivant les instants qui ont suivi la prise du Cytotec. Elle était tombée enceinte après un rapport sexuel non protégé, une situation pour laquelle elle n’était pas préparée.

De concert avec son compagnon, elle a pris une première dose qui n’a pas fait l’effet escompté. Puis, elle a renouvelé la dose. Fortes douleurs, hémorragie puis expulsion du fœtus, elle a avorté. « Le Cytotec est un comprimé très utilisé en Haïti par les femmes pour ses propriétés abortives. J’ignore son emploi originelle. Mais j’entends dire qu’il a d’autres utilisations en plus de celle qu’on fait pour avorter », confie-t-elle, affirmant que cette alternative d’avortement est efficace dans les cinq premières semaines de la grossesse.

« Du moment qu’on dit à quelqu’un qu’on n’a pas ses règles, il vous conseille de prendre du Cytotec avec de la bière [byen frape]. Si vous n’êtes pas prête et si vous n’avez pas eu le temps de prendre la pilule du lendemain – le Cytotec est un recours alternatif », poursuit Marie Andrée Pierre. Défenseure du droit à l’autodétermination de la personne humaine qui promeut le renouvellement des pouvoirs de la personne sur son corps, elle fait partie des rares femmes à avoir répondu à notre appel à témoignages sur les réseaux sociaux.

Pourtant, elle n’est pas la seule à avoir fait l’expérience. Elle en connaît d’autres qui se refusent à témoigner. « J’ai une amie qui a pris dix (10) comprimés de Cytotec dans un intervalle de trois jours. Malgré cela, ça n’a pas marché. Sous l’intensité des douleurs, elle était tombée en syncope. Elle a dû être transportée d’urgence à l’hôpital pour subir un lavage. Elle a frôlé la mort! », fait-elle savoir, ajoutant qu’à ce moment-là celle-ci avait pas moins de 12 semaines de grossesse.

Face à la grande popularité de ce médicament magique, Enquet’Action a décidé de mener une investigation. 

Ce qu’on a découvert donne froid dans le dos :

·Le Cytotec, ici et ailleurs, est considéré comme un médicament dangereux quand il est utilisé à des fins pour lesquelles il n’a pas été conçu comme l’avortement et quand il est administré dans des doses inadaptées ;

·En Haïti, le mauvais usage du Cytotec peut tuer, détruire les organes reproductifs de la femme et peut même compromettre la fertilité. 

·L’avortement, quoique interdit et sévèrement puni par la loi haïtienne, se pratique massivement de manière clandestine dans le pays, majoritairement dans des conditions sanitaires inadéquates.

Le Cytotec et les jeunes…

La prise du Cytotec à des fins abortives reste malgré tout un sujet tabou. Les femmes concernées ne sont pas enclines à se dévoiler. Recueillir des données auprès des utilisatrices a donc été très laborieux pour Enquet’Action. Elles en parlent cependant aux professionnels.les de la santé et aux chargés.es d’appui psycho-social. 

Mais c’est quoi véritablement le Cytotec ?                                                                                                     

Produit par le laboratoire Pfizer, le Cytotec (Misoprostol) est à l’origine un remède prescrit contre l’ulcère de l’estomac. Il aurait été retiré du marché en 2018, soupçonné de provoquer des complications graves sur la santé de l’enfant et de la mère, dont des contractions trop fortes et une mauvaise oxygénation du fœtus.https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Nouvelles/Fiche.aspx?doc=cytotec-medicament-accouchement-complications

Marie Andrée, qui l’a utilisé et qui connaît des femmes qui en font usage, confie que le médicament présente d’importants effets secondaires. De fortes douleurs, de la nervosité et des hémorragies sévères rentrent dans le lot. 

« Il provoque des contractions de l’utérus. A force de se contracter, l’utérus finit par expulser le produit de conception (embryon ou fœtus) suivi parfois de saignements plus ou moins abondants », soutient Docteure Woodjena Louis, spécialiste en urologie, qui a été au moins une fois en rotation dans le service de maternité de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH).

Dans l’imaginaire haïtien, l’embryon au cours des premières semaines est considéré comme une boule de sang et la prise de Cytotec provoque un saignement à tort considéré comme un simple retour des règles. « Règ la vini (les menstrues reviennent », disent-elles souvent en cette occasion. 

Le médicament agit au bout de trois heures environ, rappelle de son côté Ronell Gilles, docteur-chirurgien spécialisé dans la gynécologie et l’obstétrique ajoutant que la douleur qui surgit après la prise du médicament est due à la contraction de la matrice, l’incitant à ouvrir le col pour libérer son contenu. Parfois, dans le désarroi de la douleur, les femmes prennent des anti-inflammatoires / antidouleurs qui réduisent l’effet du médicament et prolonge les saignements. 

Dans la majorité des cas, le simple fait de prendre des comprimés de Cytotec suffit pour aboutir à un avortement complet alors que dans d’autres cas, cela ne fonctionne pas. 

Plusieurs raisons peuvent expliquer cela, parmi lesquelles une posologie ou une voie d’administration non adaptée, affirme pour sa part Dr Lalanne David, spécialiste en obstétrique et en gynécologie. Très souvent ces femmes pour qui ça n’a pas fonctionné viennent en consultation pour des histoires de saignement prolongé et des douleurs hypogastriques secondaires à la prise de Cytotec. 

Dans la majorité des cas, il s’agit d’avortements provoqués incomplets (expulsion partielle du produit de conception) appelé couramment API.

Parmi les centres hospitaliers publics qui reçoivent ces femmes ayant des complications liés à l’avortement, citons l’Hôpital Universitaire de la Paix à Delmas 33, la Maternité Isaïe Jeanty et Léon Audain (Chancerelles) au bas de la ville et l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH) – communément appelé l’hôpital général au cœur de la capitale.

Considérant son importance dans le secteur médical en Haïti, nous avions décidé d’étudier le cas de l’HUEH en allant rencontrer différents médecins, des responsables et d’anciens responsables.

Au principal hôpital public de la capitale, les cas abondent…

Il existe deux types d’avortement : l’avortement spontané et l’avortement provoqué. Dans les deux cas, l’hémorragie peut entraîner des complications. L’avortement est spontané, s’il est fait tout seul. Il est dit provoqué, quand une intervention humaine y contribue et c’est ce qu’on appelle Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). Cette dernière est possible par des méthodes médicamenteuses ou des méthodes chirurgicales. 

A la maternité de l’HUEH, une bonne partie des cas d’avortements reçus sont des avortements provoqués.

« Effectivement, la plupart des cas d’avortement provoqués sont des patientes qui, sachant qu’elles sont tombées enceintes, font usage du Cytotec sans une prescription médicale afin de mettre un terme à la grossesse », affirme le Dr David Lalanne.

Généralement, ces patientes viennent en consultation, lorsqu’elles craignent que l’avortement n’ait pas abouti. Très souvent, à l’HUEH, ce sont des personnes qui viennent sous un tableau d’hémorragie et/ou avec des complications infectieuses généralement dues à la rétention d’une partie du produit de conception (avortement incomplet) ou secondaires à des manœuvres intra-utérines avec des techniques non stériles, se souvient-il lors de son passage comme résident à la maternité de l’HUEH.

En raison de l’intensité de l’hémorragie ou de la gravité de l’infection cela se transforme en une situation urgente pouvant mettre en jeu le pronostic vital.  Ces cas peuvent nécessiter une évacuation rapide du contenu de l’utérus, l’administration d’antibiotiques et dans certains cas, une transfusion de sang, explique-t-il.

Ces complications surviennent souvent chez celles qui tardent à se rendre à l’hôpital. 

Certaines parmi elles ont essayé d’avorter toutes seules et éprouvent un certain gêne à demander de l’aide. Pour d’autres, ce sont les hommes qui leur ont administré des médicaments à leur insu. Sans oublier aussi les femmes ayant eu recours aux services de personnes peu recommandables.

Haïti dispose du plus grand taux de mortalité maternelle pour toute l’Amérique Latine et les Caraïbes. Le taux s’élève à 350 décès pour 100 mille naissances vivantes en 2015, rapporte des chiffres officiels. Les complications liées aux avortements comptent parmi les causes de ces décès.

Ce qui fait de cette situation un véritable problème de santé publique.

La mort à l’horizon ?

Majoritairement, elles viennent à l’hôpital quand la situation dégénère avec des infections et des hémorragies importantes. Ce qui dans certains cas aboutit au pire. 

Ce n’est pas le Cytotec qui tue – mais plutôt sa mauvaise utilisation. 

La situation est alarmante, selon des professionnels.les de la Santé interrogés.es par Enquet’Action. Au cours de son passage d’un mois à la maternité de l’HUEH entre 2011 et 2012, docteure  Woodjena Louis a été témoin du décès d’au moins trois femmes à la suite d’hémorragie causée par un avortement provoqué incomplet (API). Elle se rappelle même la mort d’une jeune fille de 18 ans.

« Des décès surviennent parfois à cause de l’hémorragie qui peut provoquer un choc hypovolémique », ajoute-t-elle. 

L’hémorragie est une complication sérieuse. D’autant plus qu’elle est l’une des premières causes de mortalité maternelle. L’hémorragie tue une bonne partie des malades, insiste docteur Ronell Gilles. La perte de sang débouche sur une anémie aigue et sévère. Et peut même conduire à une insuffisance rénale et conduire à la mort.

« Le médicament en soi est innocent. Ce n’est pas le médicament qui tue, c’est le mauvais usage qui éventuellement peut tuer, ajoute-t-il. L’anémie tout seul peut tuer. Si la perte de sang n’est pas contrôlée, elle vous tue à la minute ». 

Hémorragie sévère non contrôlée et arrivée tardive des patientes qui viennent à l’hôpital quand elles n’en peuvent plus sont les principales raisons qui expliqueraient ces décès. Des utérus perforés sont aussi retrouvés en raison de l’utilisation d’objets tranchants à l’intérieur de la matrice de la personne. 

Le drame est que peu d’entre elles sont conscientes qu’en cas de complications, les médecins devront leur enlever la matrice. 

« Vu l’urgence de la situation, on est obligé d’agir vite pour leur éviter la mort. Nous y recourrons en voyant que rien d’autre n’est possible. Parfois, elles sont choquées d’apprendre la nouvelle »,regrette docteure Louis du fait que certaines femmes perdent malheureusement leur utérus parce qu’une hystérectomie (ablation de l’utérus) a du être réalisée. Elles deviennent automatiquement incapables de donner naissance.

Selon le docteur Lalanne, la situation est préoccupante pour deux raisons particulières. La première, ce sont surtout les adolescentes qui arrivent dans cette situation ; la deuxième est que très souvent ces malades viennent dans des tableaux compliqués. Elles ont soit une anémie sévère à cause de l’hémorragie, soit elles arrivent dans un tableau de septicémie. 

Par septicémie, ou sepsis, on entend une infection généralisée de l’organisme d’origine bactérienne se manifestant par des décharges répétées de germes pathogènes dans le sang à partir d’un foyer infectieux. La septicémie peut mener dans les cas les plus graves à un choc septiquequiun état de choc accompagné d’une hypotension artérielle. Potentiellement mortel, on estime que toutes les 3 ou 4 secondes, une personne décède dans le monde de septicémie.https://www.maxisciences.com/maladie/septicemie-definition-symptomes-traitement-qu-est-ce-que-le-sepsis_art36339.html

« L’association entre Infection et anémie sévère, peut malheureusement coûter la vie à certaines femmes », souligne M. Lalanne, ajoutant que durant son passage à la maternité de l’HUEH il a dénombré très peu de décès dus à des complications de l’avortement. Il félicite au passage la rigueur caractérisant l’équipe soignante de la maternité de l’HUEH qui sauve des vies au quotidien. 

Les causes ?

En Haïti, ce sont en général des jeunes qui ont entre 18 et 25 ans qui font usage de ce produit miracle. Des jeunes qui ne se sentent pas prêtes à assumer un enfant. Mais aussi, qui sont encore soit à l’école classique soit à l’université. Estimant qu’à leur âge, elles sont incapables de s’occuper d’un enfant. 

Entre autres causes à la base de cette situation chaotique, on trouve l’interdiction de l’avortement. En effet, la loi punit sévèrement tous les acteurs impliqués dans un cas d’avortement. 

« Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, violences, ou par tout autre moyen, aura procuré l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni de la réclusion. La même peine sera prononcée contre la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement en est suivi », lit-on dans l’article 262 du Code Pénal de 1835.

Les médecins, les chirurgiens et les autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens, seront condamnés à la peine des travaux forcés, dans le cas où l’avortement aurait eu lieu, poursuit cette loi qui se révèle désuète et inadapté pour certains. 

Rares sont les personnes poursuivies et condamnées par la justice. Il y a toutefois une sorte d’hypocrisie au sein de la société haïtienne où l’avortement se pratique massivement malgré son interdiction. 

Le fait que ça soit interdit, les gens ont plus tendance à avoir recours à l’automédication pour provoquer un avortement ou demander les services de personnes n’ayant pas forcement les compétences nécessaires pour réaliser l’acte. Le débat sur la légalisation de l’avortement est mondial. Les arguments évoqués qu’ils soient pour ou contre portent généralement sur l’éthique, la religion, les droits sexuels et génésiques de la femme mais aussi sur des études et des données scientifiques vérifiables. 

Que faire ?

« En matière sanitaire, prévenir vaut mieux que guérir », rappelle un adage bien connu en Haïti. 

La première chose à faire c’est de renforcer les campagnes de sensibilisation sur l’utilisation des méthodes contraceptives. La seconde consiste à sensibiliser la population sur les dangers liés à l’avortement, conseille Dr Lalanne,  

Il y a encore beaucoup d’efforts à faire, dit-il pour implémenter la nécessité de la planification familiale dans la mentalité haïtienne. Il y a tellement de tabous et d’idées erronées autour de l’utilisation des méthodes contraceptives. Le travail est titanesque, tout le monde peut apporter sa contribution notamment les journalistes et les influenceurs.euses sur les réseaux sociaux. 

D’autres médecins appellent les autorités étatiques à mettre des restrictions sur la vente du médicament qui ne devrait être acheté ou vendu qu’avec une ordonnance médicale. 

Prendre des pilules du lendemain, utiliser des préservatifs sont entre autres conseils prodigués par Marie-Andrée qui a fait l’expérience d’un avortement. Elle plaide pour la légalisation de l’avortement arguant que la femme peut disposer de son corps comme elle veut. Ainsi peut-on décider d’avoir un enfant, comme on peut décider de ne pas en avoir. 

Malgré son caractère illicite, nombreux sont les médecins qui le pratiquent derrière les portes fermées. Certaines cliniques gynécologiques sont réputées pour ces genres de pratiques poursuit-elle. « C’est très rentable. Je connais un médecin qui vous taxe en fonction du temps que vous passez sans voir vos règles », confie-t-elle. On le fait, tout en sachant que c’est illégal.  

Le constat est que s’il était légalisé, on aurait moins de cas de femmes ayant recours à l’utilisation du Cytotec pour interrompre une grossesse. Et les femmes risqueraient moins leur vie à aller voir un charlatan. Ainsi, la dépénalisation pourrait en un certain sens diminuer le taux de complications que l’on a actuellement. 

Le projet de loi portant sur le nouveau code pénal permet désormais à une femmeenceinte de recourir à une interruption de la grossesse dans les cas nettement déterminés par les articles 328 et 329 du document. http://www.sgcm.gouv.ht/wp-content/uploads/2017/03/PROJET-DE-LOI-PORTANT-NOUVEAU-CODE-PENAL.pdf

Est illégal un avortement pratiqué sans le consentement libre et éclairéde la femme enceinte ou un avortement d’une grossesse allant au-delà de 12 semaines – soit de plus de 84 jours – soit deux mois et 24 jours ou en dehors des exigences (en méconnaissance) de la science médicale. Donc, tout contrevenant est passible d’un emprisonnement de cinq à sept ans et d’une amende de 50 à 100 mille gourdes (500 à 1000 dollars américains).

« Lorsque l’interruption de la grossesse a lieu dans des conditions qui mettent en danger la vie de la gestante, par une personne non qualifiée, dans un lieu autre qu’un établissement de santé public ou privé reconnu par le ministère de la santé, ou au-delà d’un délai de douze semaines, l’auteur est passible d’un emprisonnement de sept à dix ans et d’une amende de 75 à 150 mille gourdes [750 à 1500 dollars américains] », lit-on dans l’article 329 qui poursuit que la peine est la même si l’avortement est provoqué par la violence physique. 

Dans quel cas l’interruption volontaire de grossesse est légale au regard de cette loi non encore en application ?

Une femme consentante peut avorter si la grossesse ne date pas de plus de 12 semaines et elle doit le faire dans des conditions respectant les normes de la science médicale. Toutefois, il n’y a pas infraction lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste ou lorsque la santé physique ou mentale de la femme est en danger.