Reportage 


La machine de guerre russe continue de progresser en Ukraine, particulièrement dans la région séparatiste du Donbass. Depuis le 24 février 2022, les combats s’intensifient au cœur de l’Europe de l’Est et non sans conséquence pour le reste du monde y compris Haïti. Car, « aucune économie au monde ne peut évoluer en autarcie. Toutes les économies sont interconnectées », laisse entendre l’économiste Enomy Germain, détenteur d’un master en économie du développement. « Tout choc produit dans une grande économie aura de néfastes répercussions sur d’autres », dit-il rappelant que « celle d’Haïti est beaucoup trop faible pour influencer outre mesure. « Le déclenchement de cette guerre ne joue pas en faveur d'Haïti ».

La guerre n’est jamais la bienvenue et n’est favorable à aucun pays, soutient James Boyard, spécialiste en sécurité publique et professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH). « Les guerres sont beaucoup plus porteuses de destruction et de misère. Donc, Haïti n’a absolument aucun intérêt dans la guerre russo-ukrainienne », argue M. Boyard. La guerre russo-ukrainienne retient l’attention en Haïti, alimentant les débats. L’ancien colonel Himmler Rebu, pour sa part, croit que même si Haïti n’est pas impliquée directement dans cette guerre, elle va devoir faire face aux diverses retombées. « Cette guerre a déjà provoqué des impacts sur l’économie mondiale. Tous les pays dont Haïti subira une onde de choc »,  soutient l’ex-colonel des Forces armées d’Haïti. 

Le poids de la rareté du pétrole sur Haïti… 

« Les premières manifestations externes de ce conflit sont surtout liées aux prix des produits pétroliers », signale M. Rebu. Le coût du gaz naturel connaît une hausse, depuis que le monde occidental en majeure partie a infligé de lourdes sanctions à la Russie, pour être le déclencheur de ce conflit, avance-t-il. 

Les sanctions affectent notamment les échanges entre la Russie et le reste du monde. Le pétrole et le système suift russe sont pratiquement bloqués. Ces sévères sanctions entraînent automatiquement la réduction de la quantité de pétrole russe sur le marché international, relate l’économiste Enomy Germain, ajoutant entre autres qu’il y a actuellement un sérieux problème en matière d’offre de pétrole dans le monde. « Le gaz naturel russe devient une denrée rare », affirme le professeur de politique économique. 

À l’instar de plusieurs pays du monde, la rareté du gaz commence à se faire sentir en Haïti. Tant au niveau de la capitale haïtienne que dans les villes de province, les stations à essence ne fonctionnent pas à plein temps. Les taxis-motos, tap-tap, véhicules de toutes sortes, y font la queue dans l’espoir de trouver de l’essence. Selon M. Germain, cette rareté donne lieu à une augmentation du prix des produits pétroliers à travers le monde. « Le pétrole est un produit transversal, dit-il, le prix des autres produits de première nécessité va connaître aussi une hausse. Et Haïti étant un importateur net de pétrole n’est pas épargnée par les conséquences ». 

Henri Robert Sterlin, docteur en Science politique et Relations internationales, détenteur également d’un doctorat en Gestion et planification des entreprises, affirme que les retombées de la guerre russo-ukrainienne vont être plus ardues en Haïti très prochainement. « D’ici les six prochains mois, les conséquences seront beaucoup plus graves pour Haïti», annonce-t-il. Son point de vue n’est pas différent des autres spécialistes. « Le gaz naturel participe dans la confection de 182 produits. Très bientôt, il va y avoir également une rareté de propane et de méthane ». 

Des retombées multiformes liées à la guerre

Même si le théâtre du conflit demeure en Ukraine, les conséquences sont à prévoir en Haïti dont la vulnérabilité est extrême. L’inflation est déjà un fléau atroce pour nombre de ménages haïtiens. Les conséquences seraient pires, au cas où cette guerre prendrait une dimension mondiale, suivant l’analyse du professeur de droit international privé, James Boyard. 

Une augmentation de 8 à 22 % du prix des produits comme l’engrais, l’huile, la céréale et le pétrole est prévue par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO). La guerre russo-ukrainienne taquine fortement la croissance économique mondiale. Déjà, le Fonds Monétaire International (FMI) envisage de revoir ses prévisions de croissance à la baisse. Ce qui va impliquer une diminution de la croissance mondiale. 

Or, le professeur de politique économique avoue clairement que pendant ces trois dernières années, Haïti a connu une croissance négative. « Généralement ce sont les pays à petite économie comme Haïti qui paient le choc de diminution de la croissance mondiale », laisse-t-il croire. Toutefois, l’inflation constitue la répercussion à court terme de cette guerre sur Haïti, fait savoir l’économiste Enomy Germain. Le pays importe en permanence le pétrole. De façon particulière, l’État haïtien subventionne le carburant. C’est ce qui conditionne pour l’instant la stabilité du prix du carburant dans les stations à essence ici, alors qu’il augmente sur le marché international, analyse M. Germain, soulignant par ailleurs au passage que cette l’inflation va se faire remarquer dans le pays par tous les moyens. 

Le problème c’est que Haïti va importer des produits à travers le monde avec des coûts très élevés. Ce qui implique que le pays importera cette inflation de toute façon. « L’inflation et la réduction du pouvoir d’achat des gens marchent de pair. Déjà en Haïti, le pouvoir d’achat est très faible, reconnaît l’économiste. La majorité des gens vivent dans l’insécurité alimentaire. Avec cette guerre, la situation va s’aggraver. On peut même assister en Haïti à des émeutes ». 

Selon les résultats de l’analyse et des estimations de l’IPC (Indice des Prix à la Consommation) portant sur l’insécurité alimentaire aiguë en Haïti, entre septembre 2021 à février 2022, environ 1 338 000 personnes, soit 14 % de la population haïtienne sont en urgence alimentaire et 2 996 000 de personnes, soit 30 % de la population sont en situation crise. Suivant les projections de l’IPC, il est susceptible qu’entre mars et juin 2022, 4,5 millions d’Haïtiens représentant 45 % de la population auront besoin d’une aide urgente. Parmi lesquels, 1,32 millions de personnes, soit 13 % de la population haïtienne se trouveront en situation d’urgence et 3,18 millions de personnes, soit 32 % de population seront en crise. Cette situation annonce encore pire pour les prochains mois. 

La Russie et l’Ukraine sont de grands producteurs mondialement reconnus. D’ailleurs, ils ont détrôné le Canada en blé, et en d’autres céréales, affirme Henri Robert Sterlin. En 2021, les importations de blé en Haïti étaient prévues à environ 420 mille tonnes métriques. Pourtant, entre 1996 et 1997, les prévisions faisaient état de 250 mille tonnes. Ce qui sous-tend que la quantité ne fait qu’augmenter d’année en année. 

Les affrontements régnant dans cette région du globe vont entraîner également la flambée des prix de céréales dans le monde. « Haïti n’a pas une autonomie de production agricole. Comparativement aux autres États, le pays subira plus gravement les répercussions de cette guerre. Déjà, la rareté des médicaments venant de l’Allemagne commence à se faire sentir en Haïti », indique M. Sterlin.

À côté de l’augmentation du coût du pétrole, des produits alimentaires, de l’inflation… indirectement, l’économie haïtienne connaîtra sous peu d’autres fléchissements, prévoit M. Boyard. Il met en exergue sa perception de l'économie internationale. « À cause de ce conflit, les assistances financières venant de la communauté internationale vont être temporairement cessées. Désormais, aider Haïti n’est plus une priorité », martèle-t-il. « Les bailleurs de fonds ont tourné maintenant leur tête en Europe de l’Est. Ils sont tous mobilisés pour assister et reconstruire l’Ukraine ». 

La cherté de la vie est remarquée partout dans le monde. Le prix des produits a augmenté aux États-Unis, au Canada et dans tous les autres pays où il y a une forte concentration d’Haïtien.nes. L’économiste Enomy Germain affirme que la diaspora haïtienne effectue beaucoup plus de dépenses que prévu. Une situation désavantageuse pour l’économie haïtienne. « Les Haïtien.nes vivant à l’étranger ont désormais peu d’argent disponible pour assister leur famille en Haïti. Le niveau du transfert de la diaspora sera éventuellement affecté par les effets de cette guerre », lâche-t-il en faisant une projection de longue portée. De plus, James Boyard pense que les expatriés, les étudiants haïtiens se trouvant en Russie qui dépendent grandement des transferts venant d’Haïti, des États-Unis… ne peuvent plus recevoir de l’argent dans les bureaux de transfert à cause des sanctions infligées à Moscou. 

« Il faut encourager à ce que ce conflit cesse pour épargner le monde d’une guerre nucléaire », craint le professeur Sterlin mobilisant l’histoire pour anticiper sur le sort d’Haïti. « Nous n’avons aucune politique de production nationale. Les mêmes effets de la Première et la Seconde Guerre mondiale peuvent éventuellement se reproduire en Haïti. On va assister à une Haïti où les Haïtiens ne pourront même pas vivre», balance le docteur. « Il est possible que tout le monde plonge dans la misère. Déjà on peut remarquer que le prix de certains produits grimpe la pente en Haïti ». 

Une opportunité franche amène la guerre 

Pour l’ex- colonel Himmler Rebu, l’État a tout intérêt à changer de politique et de stratégie. « Haïti peut se servir de cette guerre comme une opportunité pour mettre sur pied un système alimentaire biologique. Nous avons la capacité pour produire en permanence. Car, nous n’avons pas de saisons figées », fait remarquer l’ex-colonel. « La durée de production de céréale en Haïti varie d’un cycle de 3 à 4 mois. Le blé, le maïs et certaines plantes légumineuses ont besoin de seulement 4 mois », rappelle-t-il, soulignant qu’en dépit de cette potentialité agricole, Haïti a malheureusement un système économique basé essentiellement sur les importations. Or, Haïti compte 37 % de terre cultivable. 

La superficie agricole utile par commune est estimée à environ 4 450 carreaux de terre, selon un rapport du ministère de l’Agriculture des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNDR}. « C’est le moment opportun pour que les dirigeants du pays changent de stratégies. La production agricole doit être remembrée, pour qu’Haïti puisse sortir de cette impasse difficile », réitère-t-il. « Il n’y a pas longtemps, Haïti était un grand exportateur de vives dans la région caribéenne. On a imposé des règles d'alimentation saines dans le pays. Alors, on ne consommait que des vives », se rappelle l’ancien commandant de l’Armée d’Haïti, laissant croire que la consommation de spaghetti, de riz sortant de l’étranger entre dans notre chaîne alimentaire très récemment. Il revient également à nos dirigeants de saisir cette occasion pour rééquilibrer le système économique en activant les industries haïtiennes, poursuit-il. 

« Avant 1986, on avait des usines de transformation dans le sud. On transformait la tomate en pâte de tomate. On produisait du beurre, du fromage. Tout a disparu. Donc, Haïti fait une grande régression économique. On doit inévitablement rectifier le tir.» 

Pour être cohérent à la signature de San Francisco donnant lieu à la création de l’Organisation des Nations Unies [ONU] en 1945, Haïti n’a absolument aucun intérêt dans la guerre qui se déroule à l’Est de l’Europe. Elle devrait au contraire contribuer à la maintenance de la paix internationale. C’est en tout cas le plaidoyer de Henri Robert Sterlin, docteur en Sciences politiques. « L’intérêt du pays réside plutôt dans la paix et la stabilité du monde. D’ailleurs, Haïti est membre fondateur des Nations Unies, elle a ratifié la charte de San Francisco. 

Pour cela, il incombe à Haïti de prôner constamment la paix », relate le chercheur. 

Toutefois, « le conflit opposant Kiev et Moscou est un déchirement interne. Parce que Kiev est l’ancienne capitale historique de l’empire russe depuis le moyen-âge. C’est une guerre fratricide », fulmine M. Sterlin.

Alors, Haïti n’a autre choix que de garder sa neutralité vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne, laisse croire James Boyard. « Étant un acteur de l’international, Haïti a gardé une position correcte dans un conflit pareil, tout en restant neutre. C’est une position de prudence », lâche le spécialiste de sécurité publique. Même si elle n’a pas de vrais enjeux géopolitiques dans cette guerre, l’histoire et le passé diplomatique de la première république nègre l’obligent à se positionner ainsi, poursuit M. Boyard. « Haïti a seulement demandé à la Russie de respecter les principes du droit international tels que le respect de la souveraineté nationale, le respect de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine », avance-t-il, croyant qu’un cessez-le-feu fera l’affaire d’Haïti. 

En droit international, il y a les règlements pacifiques de différends internationaux, dont la médiation internationale, explique James Boyard, professeur de droit international privé. « Un pays, un ancien chef d’État ou un leader peut jouer le rôle de médiateur dans un conflit. Ce qui est important, il faut que ce médiateur ait une haute prestance internationale », laisse croire-t-il. 

Cependant, « Haïti n’est pas suffisamment crédible aux yeux de la communauté internationale. Car, elle a connu une situation désastreuse en termes de gouvernance. Donc, le pays ne peut pas jouer le rôle de médiateur pour parvenir à une paix ». Sans « aucun poids sur la scène internationale, elle ne peut influencer les décisions vis-à-vis de cette guerre. Même au niveau interne, le pays ne peut pas librement orienter ses décisions », martèle Himmler Rebu sans langue de bois. Entre-temps, les affrontements continuent sur le sol ukrainien et trouver un accord de paix semble de plus en plus incertain.


Pierre Samuel Marcelin