Par Pierre Samuel Marcelin


Reportage


Des concerts de klaxon retentissent. Des vrombissements de taxis-motos, de voitures, 4*4 de toutes sortes, troublent le silence des lieux. Aussi, les cliquetis et le bourdonnement des passants ambiancent vivement l’espace. Nous ne sommes pas sur une autoroute en plein cœur Port-au-Prince, mais plutôt, au pied du morne l’hôpital, spécifiquement à Ti Kajou, localité située à proximité de Fontamara et de Carrefour-Feuilles. Il est midi. Ici se fraye un chemin improvisé à portée de vue. Pas question d’y pénétrer n’importe comment. Il faut esquiver une gare de motards exposée à l’entrée de cette route. « Où est-ce que vous allez ? Avez-vous reçu de l’autorisation pour faire ce travail ? », questionne l’un des chauffeurs assis sur sa moto. Il paraît très inquiet. 

Nous poursuivons notre course. À mesure que les taxis-motos circulent, les piétons font également la route. En dépit de son imperfection, ce conduit a l’air d’un chantier. À perte de vue, des gens travaillant sur cette route sont visibles. Lentement et sûrement, nous les rapprochons. Munis de pelles, de pioches et de machettes, ils sont plus d’une dizaine de jeunes éparpillés dans cette glissante et poussiéreuse montagne. Ces jeunes hommes, pour la plupart dans la vingtaine, se mettent volontairement à frayer du passage au bénéfice de ceux et celles qui ont peur d’affronter le chemin effrayant passant par Martissant. 

De grosses pierres servant de rempart s’érigent au bord de la route. Des touffes de plantules y jonchent en ses extrémités. Des barrières en bois scotchées de fil de fer se dressent au milieu du chemin pour distancer les piétons des véhicules. Ici, même si la poussière tourbillonne sans arrêt, les travailleurs s’activent durement à la tâche. « Messieurs, venez m’aider à reculer cette pierre. Je ne peux pas l’enlever tout seul », se plaint Vickson* en demandant le bras. Son visage transpire en abondance.

Pour sa part, Wilfrid, dans la vingtaine, au visage cagoulé de poussière, est en train de creuser et remblayer la route. Il investit l’espace de très tôt. « Nous travaillons durement depuis 6 h. Chaque jour, nous investissons l’espace juste pour améliorer la route. Nous ne sommes pas payés pour ça. Certains pensent que nous sommes rémunérés, mais non ! Il s’agit d’un acte volontaire », balance le travailleur, la tête voilée d’un bonnet émaillé de trous. Appuyé contre sa pelle, Wilfrid se dit préoccupé par la situation chaotique qui prévaut sur la route de Martissant.

« Personnellement, je suis originaire de Fontamara. Toute ma famille vit là-bas. Elle se trouve dans l’impossibilité de traverser Martissant. Beaucoup de gens venant de la région des Palmes et du grand sud du pays se heurtent aux mêmes difficultés. C’est ce qui m’a motivé à participer dans la construction de cette nouvelle route », confie-t-il.

Une alternative, pour fuir le danger

Depuis plus d’un an, la porte d’entrée sud de la capitale haïtienne s’est verrouillée. La fureur des bandes armées de cette zone paralyse la route nationale # 2. Traverser cet endroit constitue un risque périlleux. Une situation qui trouble le sommeil de la population. En réaction, le comité de Ti Kajou, constitué d’une quinzaine de jeunes, commence la construction de cette route alternative depuis le 14 novembre 2021. L’objectif : fuir Martissant, explique Nickenson, l’initiateur du mouvement. 

« La population ne cesse d’être victime à Martissant. Nous sommes obligés, au niveau du comité, de frayer ce chemin comme alternative, pour limiter les dégâts. C’est le moyen idéal pour nous de mieux servir notre communauté et notre pays », nous fait savoir la tête pensante du comité, revêtu d’un jeans et d’un maillot rouge délavé. 

Muni d’une paire de gants pour se protéger les mains, Nickenson se range aux côtés des citoyens engagés. Lui et le reste du comité ne font que du bénévolat. Pour maintenir de façon permanente l’entretien de la route, en vue d’éviter sa dégradation, des passants ont généreusement fait des gestes de générosité juste pour encourager le travail, affirme-t-il. « Personne d’autre n’a encouragé ce travail. Même les autorités du pays ont fermé les yeux sur cette initiative ».

Avec les moyens du bord et des matériels inadaptés, T-Kajou s’est transformé en chantier, précise Jameson, un autre jeune travaillant sur la route. Pendant les moments de tension à Martissant, la population ne savait pas à quel saint se vouer. Nous les jeunes, nous traçons ensemble cette route à la main, confie-t-il. « On se procure seulement des brouettes, des pelles et des pioches. Nous n’avons pas encore de grands moyens pour acheter de matériels adaptés ».

Les gens fréquentant cette route ne cessent de chanter les louanges de ceux qui entretiennent ce chemin. C’est le cas de Roselène, marchande de légumes au marché Salomon. « C’est ma route de prédilection depuis quelque temps. Je ne serais pas en mesure de rentrer au centre-ville si les jeunes de la zone n’activaient pas ce chantier », martèle-t-elle. Sur sa tête, un panier rempli de légumes. Elle paraît pressée, se dirigeant vers le marché Salomon. 

Une initiative saluée par Junior, chauffeur de taxi-moto depuis cinq ans. Il vit du trafic reliant Carrefour à Portail-Léogane. Son rêve risquerait d’être anéanti si la route de T-Kajou n’existait pas, souligne-t-il. Même si tout n’est pas rose ici, il gagne quand même sa vie. « Cette route s’est beaucoup améliorée. Auparavant, elle était presque inaccessible. Maintenant, nous circulons à moto avec tant de facilité et avec des personnes à bord », ajoute-t-il. 

À pied ou à moto, les passants y défilent en grand nombre et en toute quiétude. Thomas, père de deux enfants, porte des lunettes pour affronter la poussière omniprésente. Il félicite ceux qui ont pris l’initiative de creuser cette route. « Ceux qui participent dans la construction de cette route méritent un coup de chapeau. Ce sont des visionnaires qui ne voient que le développement », encourage-t-il. 

Étudiants.es, professionnels.lles, marchands.es, ils sont nombreux, issus de classes sociales différentes à affronter quotidiennement la route de Ti kajou. « Vaut mieux affronter de la poussière ici que de frôler la mort à Martissant », martèle un jeune étudiant sous le couvert de l’anonymat. 

De son côté, Rachelle, 32 ans, native du Cap-Haïtien, fait de cette route alternative sa priorité en dépit de tout. Accoutrée d’une robe noire, elle sort de l’hôpital St-Michel avec son fils de cinq  mois. Passer à Martissant est son pire cauchemar, nous révèle-t-elle. Le bébé sur son épaule, elle trottine lentement sur la route de Ti Kajou. « Je commence à fréquenter cette zone depuis l’éclatement de la guerre des gangs à Martissant. Je ne peux en aucun cas braver cet enfer. Je suis obligée de passer par ici », avance la capoise d’un air désespéré. 

Toutefois, Rachelle est consciente des efforts fournis par les jeunes de la zone, en quête de la meilleure version de cette route. Beaucoup d’améliorations sont portées sur cette route. Auparavant, il n’y avait pas de chemin. On pouvait tout simplement dans la douleur profiler sur des herbes sauvages dans ce morne, raconte-t-elle. « Les conditions d’accessibilité n’étaient pas au rendez-vous. Maintenant, nous pouvons passer à l’aise. Même les véhicules peuvent y circuler sans trop grande difficulté », se réjouit-elle tout en poursuivant son trajet. 

Même son de cloche pour Fabrice motocycliste, il habite la troisième circonscription de Port-au-Prince, plus précisément à Fontamara. Il est en compagnie de sa petite amie Cassandra. Destination : Delmas ! Il fréquente cette route depuis des mois. « Hormis de la poussière, je n’ai aucune difficulté avec cette route. Seulement, après les pluies diluviennes j’éprouve de grandes difficultés. Je ne peux passer avec des personnes à bord », lâche-t-il scotché à sa moto. Ce dernier joue la carte de prudence en déclinant toute possibilité de braver l’enfer sur la route nationale #2. 

« Je ne suis pas encore victime sur la route de Martissant. Mais, je connais les risques », précise-t-il. Entre-temps, Cassandra, sa compagne, n’a pas caché sa frustration face à la détérioration de la situation. Sans langue de bois, elle avoue que le check-point des bandits inspectant la zone lui pose d’énormes ennuis. « C’est inadmissible ! » scande-t-elle à haute voix.

Nickenson ne compte pas se reposer sur ses lauriers. Il pense toujours à l’immensité de sa tâche. « Il nous reste beaucoup de travail à effectuer sur cette route. Notre vision consiste à faciliter les camions, les bus à passer par ici en toute quiétude. Et de permettre à ce qu’un circuit de camionnette reliant Fontamara à Carrefour-feuille soit opérationnel. Cela va alléger le sort de la population qui dépense trop d’argent », envisage-t-il.

Ti-Kajou, une route encore fragile…                                                

Les cas d’accident de véhicules pullulent quotidiennement à hauteur de T-Kajou. Même les piétons ne sont pas épargnés des buttages cautionnés par ce chemin. Voulant échapper aux balles assassines sur la route nationale #2, spécialement à Martissant, les conducteurs préfèrent courir le risque de la route de T-Kajou. L’urbaniste Rosemay Guignard déplore la configuration de ce conduit. « La route de T-Kajou ne respecte aucune norme. C’est une véritable défaillance infrastructurelle », avance-t-elle. « C’est inacceptable. La situation risque d’aggraver si un changement n’y est pas opéré. Il va y avoir plus d’accidents si le nombre de passants augmente ». 

Personnellement, elle vient de la région des Palmes réunissant Léogane, Petit-Goâve et Grand-Goâve. Pour rentrer en ville, elle n’aime pas trop utiliser la voie de Ti Kajou. Pour l’affronter, on doit nécessairement avoir une voiture bien équipée. Le chauffeur doit être expérimenté. « Ce conduit est mal tracé, il est mal dressé, la pente est trop forte. Là-bas, il y a un gros problème d’infrastructures qui mérite d’être résolu », lâche-t-elle avec certitude.

Toutefois, il est important de tracer une route périphérique comme alternative pour suppléer la route nationale #2, selon la spécialiste. Mais, pour réduire les risques, les infrastructures doivent être au rendez-vous. « Il doit y avoir des ponts, des pentes et des courbes répondant aux normes. Il faut construire ceux et celles les plus faciles et plus accessibles », recommande Mme Guignard. Par ailleurs, elle ne cache pas son appréciation pour la beauté du morne hôpital. « La vue est très agréable. À 300 mètres d’altitude de cette morne, le paysage attise les yeux », continue-t-elle. 

« À présent, la priorité se porte sur la nécessité d’avoir une route périphérique comme alternative à la route nationale # 2, indique Mme Guignard. Cette tracée aura une grande importance. Et tout le monde devrait être muni d’un maximum des d’informations y relatives pour prévenir à toute éventualité. Vu le contexte difficile de cette route, pour la tracer, l’intervention des experts en la matière est indispensable ».

Réponse du berger à la bergère. Ce n’est plus le moment de recourir à des routes alternatives, rétorque pour sa part Marie Rosie Auguste Ducéna, défenseure des droits humains, rencontrée dans son bureau. Elle est persuadée que seule la présence des autorités étatiques dans les zones de non-droit peut servir de piste de solution durable. « L’idée de construire des routes alternatives n’est pas mauvaise. Mais, suivant le contexte actuel du pays, ce besoin ne se fait plus sentir. Il revient plutôt à l’État de prendre le contrôle du pays. Pour mettre fin aux violations systématiques des droits humains, l’État doit répondre à l’appel », exhorte la défenseure des droits humains.

Plusieurs secteurs de la vie nationale sont affectés par la situation chaotique régnant à l’entrée sud de la capitale haïtienne. Ce climat de peur et d’insécurité contraint certains paysans du Sud à rester chez eux avec leurs marchandises. Selon Mme Ducéna, il s’agit d’une atteinte à leur droit de libre circulation. Celle-ci n’est pas sans conséquence sur l’accès à un certain nombre de produits, avance-t-elle. « Actuellement, se procurer certains produits n’est pas donné à tout le monde. Cela est dû au problème de la circulation de biens et de services. L’inaction de l’État face à cette situation débouche sur des violations de droits humains ».

Suivant le constat de Rosemay Guignard, il y a une prolifération de routes alternatives, avec la montée de l’insécurité dans le pays. « Il n’y a pas que Ti kajou comme route alternative. Tout le massif hôpital est parsemé de chemins mal construits », souligne l’urbaniste. Sous l’œil passif des autorités, Tara’s et St Jude s’inscrivent aussi dans la liste des routes alternatives. Elles représentent toutes des opportunités. Mais, par défaut d’entretien, elles risquent de devenir un danger au même titre que la route de Martissant.