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Haïti- Covid19: Vivre la pandémie en sourdine

La crise sanitaire causée par la pandémie de la Covid-19 précarise davantage la vie des personnes sourdes en Haïti. Le port obligatoire du masque est venu restreindre encore plus leur autonomie et augmenter leur vulnérabilité alors même que d’ordinaire, la population malentendante est confrontée à des difficultés multiples et variées, voire à des privations, quant à leur intégration sociale.




Port-au-Prince, 22 juin 2020 [Enquet’Action] ---Il est 10 heures. Le soleil tape impitoyablement, comme à son zénith. La terre sous nos pieds est blanche et desséchée. Elle semble être oubliée par la pluie depuis des mois. La chaleur fait suffoquer les visiteurs que nous sommes, comme pour nous pousser à rebrousser chemin.

Sous un bosquet de bayahondes gigantesques bordant la route, est massée une vingtaine de personnes – hommes, femmes, adolescents, et enfants – sans masques. Très peu de bruits pour leur nombre. Cependant des combinaisons de mouvements de mains agitées, d’expressions de bouche et du visage animent les corps ; ça discute. Bien qu’à peine perceptible par le novice, c’est un débat de voisinage qui passionne la communauté de Lévêque, située à environ 10 km du centre-ville de la commune de Cabaret. Dans ce village, construit en 2012 pour les personnes à déficience auditive, il n’y a pas d’électricité, encore moins d’accès à l’eau potable. Rares sont les gens à porter le masque ; à se demander si Haïti vit une pandémie ou si la communauté fait bien partie d’Haïti.

Nos contacts, également des personnes à déficience auditive, sont des personnalités de cette communauté, résultant d’une solution de relogement des sourds déplacés, post-séisme de 2010. L’intérieur des maisonnées est à éviter à cette heure de la journée ; les tôles en font des fourneaux. Nous débutons nos conversations sur la galerie, à l’air libre, le temps que la lumière s’adoucisse. Ici, la pandémie de coronavirus n’est pas prioritaire. Tout le monde vaque à ses occupations et presque tout fonctionne comme à l’ordinaire : les commerces, les kiosques de loterie (bòlèt) et les activités coutumières. Des jeunes jouent aux dominos, les enfants font rouler leur cercle et les femmes gèrent leurs commerces étalés le long de la grande route traversant la communauté. Ceci, loin du respect des gestes barrières : distanciation sociale, confinement et port obligatoire du masque.

« Toutes les personnes ici ont au moins reçu un masque. Des sensibilisations sont faites mais les gens ne respectent pas les consignes », nous confie Youry Lacossade, un riverain. Il y a quelques jours, une organisation est venue distribuer des masques en tissus à toute la communauté – mais aussi des récipients destinés au lavage des mains. Mirlaine Georges, 33 ans, professeure-enseignante des enfants sourds en langue des signes, masque au visage, est en pleine conversation avec un jeune né de parents sourds. Ils échangent ensemble quelques expressions en langue des signes, ciment communicationnel de la communauté.

« Une personne sourde peut être dans la rue, voir un aide-chauffeur appeler Delmas- Pétion-Ville et juste en regardant sa bouche, finir par comprendre. Mais maintenant, si l’aide-chauffeur porte un masque, la personne ne comprendra pas. C’est un véritable obstacle pour notre communication, confie Mme Georges. Le port du masque est important pour les personnes sourdes, reconnaît-elle. Cependant, pour nous, l’expression du visage est cruciale dans la communication. Elle permet de détecter ce que dit le visage afin de pouvoir comprendre. Avant le port du masque, la communication était explicite ».

Mirlaine Georges n’est pas la seule à se plaindre. De nombreuses autres personnes faisant partie des communautés sourdes en Haïti – de près ou de loin – emboitent le pas.


L’expression faciale et labiale, un pilier dans la communication …

Dans la langue des signes, le corps est engagé dans sa totalité. Ce qui fait que l’expression corporelle joue un rôle capital dans la vie des personnes sourdes. Aussi, dans leur processus communicationnel, l’expression faciale et la lecture labiale sont des éléments cruciaux en plus des gestes de mains pour faciliter la compréhension. Les milliers de masques distribués par les autorités haïtiennes et la société civile ne sont pas adaptés au quotidien de ces personnes fondé sur la communication non verbale, révèle une investigation menée par Enquet’Action. De fait, les masques recouvrent totalement le nez, la bouche, le menton et les mâchoires.

« Quand les personnes sourdes communiquent, ils ont non seulement besoin des signes – mais aussi de l’expression corporelle dont celle du visage. Quand vous parlez à une personne sourde en portant un masque, elle peut comprendre certaines choses. Mais, il y a des choses qui lui restent incompréhensives. Parce que la lecture labiale est importante quand on communique », renchérit Oudelin Siléus, né de parents sourds, interprète et formateur en langue des signes. « Avec le port du masque, il manque le contact, il n’y aucune chaleur. Vous faites seulement quelque chose de manière mécanique. Le masque impose certaines limites. Li vinn difisil pou kominikasyon an byen pase », insiste de son côté Rose Fabiola François, professeure à l’Institut Montfort pour Enfants Sourds basée à Croix-des-Bouquets.

Humiliation, dérision, injures … Dans la société haïtienne où elles sont oubliées de l’actualisation des statistiques officielles, les personnes sourdes connaissent une existence pénible faite de privations en tout genre. Appelés tous et toutes laconiquement « bèbè », leurs droits à la santé, à une éducation de qualité et à un emploi décent n’est nullement garanti dans un pays où la discrimination et la stigmatisation constituent leur lot quotidien. Une situation beaucoup aggravée par la crise sanitaire due à la Covid-19.

« La majorité des personnes sourdes vivent mal. Que ce soit avant ou pendant la pandémie, elles sont marginalisées. Grand nombre d’entre elles ne vont pas à l’école. Celles qui y vont, le plus souvent, ne bouclent pas le cycle d’études. Elles n’ont pas accès aux études supérieures et aux écoles professionnelles – du fait que les professeurs ne connaissent pas la langue des signes », continue Mme François récemment diplômée d’un certificat en apprentissage de Langue des signes.

Les grands oubliés des campagnes de sensibilisation ?

Distanciation sociale, couvre-feu de 8h pm à 5h am, lavage des mains … Depuis mi-mars, une campagne massive d’informations et de sensibilisation autour des mesures barrières a été lancée dans la région métropolitaine et dans certaines villes de province, une campagne à laquelle l’Etat se joint à la société civile pour éradiquer la maladie affaiblissant le pays. Ces campagnes d’informations et de sensibilisation sont majoritairement inaccessibles pour les personnes sourdes. Rares sont celles qui ont des interprètes signant les messages.

« Il y a des informations, si elles ne sont pas signées [traduites en langue des signes], les gens ne pourront pas les comprendre, les interpréter et agir en fonction, critique Mme François, tout en admettant que des efforts ont été fait sur les réseaux sociaux. Dommage, une bonne partie de ces gens n’ont pas accès aux réseaux sociaux et à l’internet. Celles vivant dans les zones reculées n’ont pas vraiment accès à l’information ».

« En termes d’accès à l’information, c’est catastrophique pour les personnes sourdes. Ces gens n’ont pas toujours les informations. S’ils les ont, ce n’est pas en temps réel. Ainsi, elles développent leur propre mécanisme pour avoir l’accès à l’information. Mais ce n’est pas la société en soi qui facilitent l’accès », ajoute Fenel Bellegarde, communicateur social et expert en accessibilité, pratiques inclusives et handicap. Pour pallier à l’accessibilité des informations, des leaders de ces communautés échangent les informations entre eux. En sortant dans les rues, ils s’informent visuellement. Certains d’entre eux sont présents et actifs sur les réseaux sociaux.

De tout temps, les autorités n’ont jamais eu une politique de communication inclusive et systématique. Certaines interventions des autorités gouvernementales sont traduites en langage des signes. Ce n’est cependant pas quelque chose de systématique dans la communication publique des autorités.

« L’un des outils le plus importants pour les personnes sourdes, c’est la communication … C’est l’accessibilité à la communication. Tout ce qui est vidéo, image ou visuelle doit avoir une communication accessible aux personnes sourdes », rappelle Soinette Désir, secrétaire d’Etat à l’intégration des Personnes Handicapées. Selon elle, la communication peut se faire en langue des signes ou à l’aide de sous-titrages. Elle reconnaît les difficiles conditions de vie du groupe social – tout en se disant mobilisée à renforcer la capacité des organisations de sourd.e.s.

« Beaucoup de ces personnes ne travaillent pas, ajoute Mirelaine Georges.Des personnes sourdes qui travaillaient ont perdu leur emploi du fait que des institutions ont fermé leurs portes en vue du confinement. Ils.Elles sont obligé.e.s de rester chez eux.elles. Ce qui fait qu’ils.elles sont dans l’impossibilité de répondre à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Ce qui fait croitre leurs difficultés économiques».


Et l’Etat dans tout cela ?

« Le port obligatoire du masque constitue un défi pour les personnes sourdes », dit comprendre Mme Désir soulignant qu’il n’existe pas de problème auquel il n’y ait de solution. Comme tout le monde, elle se dit aussi surprise de l’arrivée de la crise pour laquelle le pays n’était pas préparé. « Pour communiquer, les personnes sourdes n’utilisent pas seulement les gestes – mais aussi la bouche. Ce qu’on appelle lecture labiale. Pendant que je vous parle, si une personne sourde me regarde – elle ne pourra pas me comprendre ».

Ainsi, croit-elle pour ces personnes, il faudrait avoir un masque vitré – derrière lequel on pourrait voir votre bouche. La secrétaire d’Etat dit être en quête de solution ou formule de masque qui collerait mieux aux réalités concrètes des personnes sourdes. Elle a reçu des quantités de masques d’organisations et d’institutions du secteur. Un des modèles comporte une vitre en plastique, mais qui emprisonne la chaleur, colle trop au visage et pourrait engendrer des problèmes graves. Un autre permet de voir la bouche, mais pas d’autres parties du visage comme le menton et le nez. Elle dispose d’au moins trois modèles soumis à son appréciation pour approbation voire distribution.

« Nous n’avons pas encore trouvé une formule. Nous sommes en train de chercher des masques adaptés. Je réfléchis à une formule qui, si elle fonctionne, va exiger aux personnes sourdes de se laver les mains beaucoup plus souvent que nous autre. Justement en tant que l’Etat, nous devons trouver une formule, nous dit-elle, ajoutant que celle-ci va exiger une campagne se sensibilisation importante autour du mode d’utilisation du masque. C’est une réalité compliquée. Le masque ne doit pas déranger. Nous devons trouver une formule adaptée », persiste et signe Mme Désir, couturière, designer et cuisinière de formation et d’expérience.

Il y a quelques semaines, la Secrétaire d’Etat a visité la communauté de Lévêque. Les riverains en sont satisfaits car ils l’a tiennent responsable de l’amélioration du tronçon routier menant au village. Cependant les habitants se plaignent de violences physiques, psychologiques et sexuelles récurrentes perpétrées par des individus valides du voisinage. Une dame de 65 ans a failli être violée, une autre s’est fait cambriolé il y a deux semaines. On nous a montré du doigt un homme qui prend plaisir à terroriser les sourdes de Lévêque, profitant de leurs vulnérabilités et de leur délaissement par les pouvoirs publics. Un centre de santé de proximité serait ô combien utile pour cette communauté où cohabitent difficilement sourd.e.s et non sourd.e.s.

Dans l’attente de messages de prévention universels et de masques adaptés, les personnes sourdes font face à des barrières communicationnelles entravantes. Déjà victimes de discriminations lourdes et précaires en raison du manque de politiques sanitaires, sociales et économiques en faveur de leur intégration, cette communauté est à présent laissée pour compte alors que le pays est durement frappé par la pandémie Covid-19.


Supported by @InsideNatGeo’s Emergency Fund for Journalist

Avec le soutien de @FOKAL

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