Jusqu’à 2017, seulement 29 écoles spéciales ont été répertoriées sur tout le territoire national, révèlent des chiffres officiels. La majorité d’entre elles, soit 14, se trouvent dans le département de l’Ouest tandis que les départements de la Grand’Anse et du Nord-Est seraient dépourvus de toutes structures scolaires adaptées aux personnes handicapées. Cette situation continue de priver cette catégorie sociale de tout droit à l’autonomie de vie et à l’inclusion, dans un pays où elle est fortement sous le poids de discriminations de toutes sortes.
Reportage
La typhoïde a rendu Silvie Laurore handicapée depuis bientôt 30 ans. Si cette maladie n’a pas réussi à priver l’originaire de Morne Lazard, commune de Pétion-Ville, de son sourire, elle a tout de même limité sa capacité à prononcer les mots. La jeune fille a besoin de beaucoup plus de temps que toute autre personne pour s’exprimer. Le clavier de son téléphone lui facilite la tâche. Impossible de dire autant de son environnement physique. Pour accéder à sa résidence de deux pièces où elle vit avec son père, il faut emprunter de nombreux escaliers le long de différents couloirs inaccessibles à moto ou en voiture avant de la trouver assise sur une chaise, devant sa porte. Là, elle reçoit régulièrement les clients qui viennent recharger leur compte téléphonique ou lui acheter de l’eau.
Ce trajet périlleux rend difficiles ses déplacements puisqu’elle boite et ne peut se tenir droit. Pour les motards de la communauté, c’est la passagère non désirée. Même chose pour les écoles de la place. L’orpheline de mère a passé la quasi-totalité de sa vie à être exclue du système scolaire haïtien à cause, entre autres, de son handicap physique. De la maternelle au terminal, les refus venant de différentes institutions scolaires, pour lesquelles elle a opté, se sont succédé dans la vie de celle qui rêve d’étudier la gestion des affaires. N’était-ce pas son psychologue, elle a failli ne pas être scolarisée.
« Il m’a appris à lire. Il s’est aperçu que je pouvais apprendre et a conseillé à mon père de m’inscrire dans une école se trouvant à proximité de la maison. L’école la plus proche n’a pas accepté. Ils ont jugé que ce serait du temps perdu. Le psychologue m’a fait inscrire dans une école qu’un de ses amis tenait », explique-t-elle à travers son téléphone, avant de nous le montrer.
Silvie a ensuite intégré le centre Saint-Vincent pour enfants handicapés de la communauté anglicane de l’église épiscopale d’Haïti et y a passé neuf années. Après cet épisode, la jeune fille a dû refaire face aux refus d’intégration du système scolaire haïtien. De 2015 à 2017, elle n’a pas pu jouir pleinement de son droit à l’éducation. Une période que la native de Morne Lazard a mal vécu. Elle a même pensé au suicide. « Chaque refus venant d’une école est émotionnellement choquant. Nombreuses sont les fois où j’ai pensé à m’empoisonner. Les responsables ne font que me juger par rapport à mon handicap tandis que ça ne me définit pas », écrit-elle sur son Smartphone, essayant de garder le sourire.
Silvie entrain de communiquer à l'aide de son téléphone.
Seulement trois écoles ont voulu l’accueillir, mais la scolarité était au-dessus des moyens de son père qui venait d’enterrer sa mère. Elle a dû attendre l’année scolaire 2017-2018 pour retourner sur les bancs de l’école. « Mon père m’a inscrit dans une école se trouvant tout près de chez moi, ici à Morne Lazare. Évidemment les responsables ont refusé. Mon père a dû leur dire que ce n’était pas un problème si je n’obtiens pas la moyenne de passage. L’important était de m’occuper le temps », raconte celle qui a fini par se faire une place dans cet établissement. Elle y a bouclé ses études classiques, non sans peine.
Peine, sentiment auquel le peu d’enfants en situation de handicap ayant intégré le système scolaire haïtien est habitué. Le fils de huit ans de Jacqueline* (nom d’emprunt) l’a expérimenté. L’enfant a été autorisé à fréquenter une école de la capitale, mais au prix de l’invisibilité. Ayant des difficultés de langage, il était le seul handicapé de sa classe. Durant toute l’année scolaire, il était celui dont on ne se souciait pas. « Il était libre de faire ce qu’il veut pourvu qu’il reste dans son coin. On faisait lire ses camarades de classe. Lui, non. Lors des pauses, on n’a jamais pensé à le nourrir alors qu’il était toujours muni de sa boîte à lunch », précise Jacqueline.
Ce n’est qu’en fin d’année scolaire qu’on a pensé à l’informer que son fils passait son temps à dormir en classe. « C’était assez étrange vu que c’est un enfant assez actif. Peut-être qu’ils ont jugé que son sommeil faisait du bien à toute la classe. J’étais loin d’imaginer que l’éducation d’un enfant ayant un handicap aurait été ainsi dans une école non spéciale », confie-t-elle, la voix triste.
Face à un système éducatif quasi exclusif
Selon des données publiées par l’UNICEF en 2017, 500 mille enfants entre 5 et 18 ans ont été complètement exclus du système scolaire haïtien. Une quantité que les 29 écoles spéciales, répertoriées sur tout le territoire national la même année, ne pouvaient accueillir. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles sur la situation en 2023, l’inclusion scolaire pour les personnes en situation de handicap reste un problème majeur. Le Mouvement pour l’Intégration et l’Émancipation des Femmes handicapées (MIEFH) le reconnaît. C’est l’un des plus grands défis auquel la structure fondée en 2009 fait face.
« C’est assez rare pour une école d’accepter les personnes handicapées. En 2021, une mère a même proposé à un responsable d’école de rester au côté de son enfant pendant les heures de cours. Histoire de s’en occuper en cas de besoin. Elle voulait à tout prix que son enfant soit scolarisé. Mais les dirigeants de l’établissement ont catégoriquement refusé », soutient Régine Marie Tessa Zéphirin Diègue, fondatrice du MIEFH.
Pour défendre le droit à l’éducation des enfants ayant une déficience, Mme Diègue a pour habitude de visiter des responsables d’écoles. Un problème reste omniprésent dans les débats : les personnes handicapées sont regardées à travers le matériel adapté à leur handicap qu’elles utilisent. « Étant sur une chaise roulante, on a tendance à se figer sur l’image de la personne sur la chaise sans se demander ce que je vaux en réalité. Ma mobilité n’équivaut pas à ce que j’ai dans la tête », argumente-t-elle en soutenant que les personnes handicapées sont considérées comme des invalides dans la société haïtienne. « Cessez de nous marginaliser. Donnez-nous la possibilité d’évoluer », plaide-t-elle.
L’exclusion en présence d’un arsenal juridique dissuasif
La Constitution haïtienne de 1987, dans son article 32-8, impute à l’État la responsabilité de garantir aux personnes à besoins spéciaux, l’éducation et tout autre moyen nécessaire à leur plein épanouissement et à leur intégration ou réintégration dans la société. L’article 32.5 de la version amendée fait la même exigence aux autorités étatiques. La loi du 13 mars 2012 précise que l’accès à l’éducation est garanti à toutes les personnes handicapées et que l’exclusion du système éducatif, fondé sur le handicap, est formellement interdite. La convention relative aux droits des personnes en situation de handicap impute aux États signataires, dont Haïti, de mettre les services et équipements sociaux, destinés à la population générale, à la disposition des personnes handicapées.
En dépit de cet arsenal juridique, les personnes en situation de handicap peinent à vivre dans la société haïtienne d’une manière autonome. Les enfants ayant une déficience physique n’ont pas accès aux centres scolaires publics et privés. La même réalité pour ceux et celles à déficience intellectuelle. La campagne de réforme du système éducatif lancée en 2010 par le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) n’a pas donné les résultats escomptés. Le Bureau du Secrétaire d’État à l’Intégration des Personnes handicapées (BSEIPH), devant permettre l’inclusion des personnes en situation de handicap en Haïti, est dépassé par les évènements dans une société discriminatoire où le nombre de personnes handicapées ne cesse d’augmenter. Génard Joseph, le numéro un du BSEIPH, reconnait que la lutte acharnée qu’est l’inclusion en Haïti est d’importance capitale et loin d’être gagnée.
« Si le monde se donne jusqu’à 2030 pour mettre en place une société inclusive dans laquelle personne n’est mis de côté, en Haïti, l’État ne peut pas encore se payer les matériels pédagogiques liés adaptés aux personnes handicapées », souligne-t-il.
Cette situation favorise davantage l’exclusion scolaire des enfants en situation de handicap. Et à un plus haut niveau, ceux et celles qui veulent faire des études supérieures. À l’image de Silvie Laurore, ayant des difficultés de langages et de déplacements, qui continue d’être rejetée par les universités haïtiennes après avoir connu plus d'une dixaine d'années de rejets des écoles de la place.
Jeff Mackenley GARCON
Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.
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