Luckner Pierre, 46 ans, marié et père de trois enfants, est taillé dans l’étoffe d’un tailleur haïtien expérimenté. Il a fait ses débuts dans le métier de tailleur en 1998. Aujourd’hui, tenir tête dans ce métier devient son véritable calvaire. Sa clientèle est considérablement réduite ces dernières années. Face à l’invasion des vêtements usagés sur le marché haïtien, il met en œuvre de nouvelles stratégies. Enquet’Action l’a interrogé.
Enquet’Action (EA) : Parlez-nous de votre début dans le métier de Tailleur en Haïti et de ce qui vous a orienté.
Luckner Pierre (LP) : La fin du 20e siècle traduit tout simplement les meilleurs moments du métier de tailleur en Haïti. Quand j’étais en Classe de Rhéto, se donner un métier professionnel était la grande mode. Tous les jeunes de l’époque voulaient devenir professionnels. C’est à partir de cette influence que je faisais le choix d’abord d’apprendre ce métier et ensuite en faire carrière. De nos jours, cette réalité et cette manière de penser ont cessé de claironner. Les jeunes ne veulent rien apprendre.
J’ai connu un très bon début dans le métier. Presque toutes les couches sociales appréciaient nos travaux. Et, c’était pour eux une fierté de porter nos vêtements. Du point de vue économique, ce métier rapportait beaucoup d’argent. Mes charges familiales ne reposaient que sur ce métier. Pendant toutes les rentrées scolaires, des parents et élèves faisaient la queue devant notre atelier. À cette époque, les tailleurs n’avaient même pas le temps de rentrer à la maison. Maintenant, tout a changé malheureusement. On vit une réalité cauchemardesque dans le métier. On a perdu un bon nombre de nos clients. N’était-ce pas des contrats saisonniers avec certaines églises ou d’autres entreprises, on aurait déjà abandonné le métier. À présent, même si les opportunités deviennent de plus en plus minces, on peut générer beaucoup de profit dans ce métier.
EA : Comment voyez-vous l’installation à grandes échelles des Vêtements usagés sur le marché haïtien ?
LP : L’installation des « Pèpè »* sur notre marché est la preuve de l’impuissance de l’État. Il ouvre sans restriction la porte du marché à des étrangers. Cette position ne joue pas en notre faveur. De plus, les professionnels haïtiens ne sont pas vraiment honnêtes. Je ne peux pas cacher cela. Ils donnent toujours des mensonges à leurs clients. Et, ils sont loin d’être des professionnels qualifiés. Personnellement, je fais des efforts pour rester un très bon professionnel et garder un standard acceptable. Mais, beaucoup de mes autres collègues tailleurs n’ont pas cette capacité.
EA : Comment vous vous êtes adapté à cette nouvelle réalité ?
LP : Maintenant, je ne travaille pas seulement dans le métier de tailleur. Parce que mes responsabilités sont énormes. Je dois vivre et subvenir aux besoins de ma famille. Partout et ailleurs, je suis à la recherche de contrats. J’ai participé à maintes reprises à plusieurs initiatives associatives. Ils m’ont aidé à trouver des contrats intéressants avec les églises et d’autres institutions encore. Je me débrouille assez bien de manière à ce que je m’adapte à l’invasion des vêtements étrangers en Haïti. Cependant, les contrats ne sont pas constants. Mais, certains de mes fidèles clients me contactent dans des occasions spéciales comme le mariage, la graduation, des événements culturels.
EA : Quelle évaluation faites-vous de votre clientèle ?
LP : De 1998 à nos jours, ma clientèle s’est considérablement réduite. Les gens ne portent plus les vêtements haïtiens. Ils préfèrent acheter des chemises et des pantalons « pèpè ». C’est plus accessible et moins cher pour eux. Si auparavant les soi-disant tailleurs qui s’adonnent à la réparation de vêtements sont des charlatans, aujourd’hui, même les tailleurs professionnels se sont transformés en réparateur de vêtements usagés. Je fais ce constat. C’est malheureusement le tout nouveau métier naissant dans le secteur.
* Pèpè : Vêtements usagés.
Pierre Samuel MARCELIN
Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.
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