Résider à Port-au-Prince à l’ère des gangs : le pari risqué des policiers haïtiens
- 25 mai
- 7 min de lecture
Selon les dernières estimations, la région métropolitaine de Port-au-Prince est contrôlée à au moins 85 % par les groupes armés qui la transforment en une véritable prison à ciel ouvert, voire en enfer. Chaque quartier attaqué et conquis s’accompagne de son lot de déplacé.es. Parmi eux.elles, des policier.ères qui sont pris.es au piège de cette flambée de violence. Bienvenue à Port-au-Prince, une capitale où les agents de l’ordre n’ont plus le droit de cité.

Reportage
Des rafales d’armes automatiques qui retentissent, des personnes courant dans toutes les directions. Certaines sont pressées de rentrer chez elles fuyant la tension régnante. C’est cette atmosphère tendue qui nous accueille ce jour-là, à Delmas 32. Ici, nous ne sommes qu’à quelques kilomètres du centre-ville de Port-au-Prince contrôlé et ravagé par les gangs armés.
Comme c’est souvent le cas dans les moments de panique, des hommes, cagoulés et armés de fusils de guerre, occupent déjà les principaux axes routiers du quartier. Certains portent même des gilets par balles munis de l’inscription : « Police nationale d’Haïti (PNH) ». Ils font partie de la brigade de vigilance de la zone, dirigée par des policiers.
Des fouilles systématiques sont effectuées par les membres de ce groupe d'auto-défense composé, semble-t-il, uniquement d’hommes. Les valises des passants sont scrutées aux peignes fins. Dans certains cas, le portable de personnes paraissant suspectes est vérifié. L’interrogation est musclée, apparentée à celle des enquêteurs de la Police nationale, suscitant la peur chez la personne interrogée.
À Delmas 32, tout comme dans les autres quartiers convoités par les gangs, ce sont les policier.ères, à travers les groupes d’autodéfense qui mènent la résistance au péril de leur vie. Ils.elles agissent sans ordres officiels, au nom de la préservation d’un endroit où se loger dans une capitale où ils.elles sont constamment chassé.es. Sur pied de guerre, aucun moyen de leur approcher. Encore moins, les questionner.
En tout cas, notre guide nous le déconseille. « Vu la situation, ce ne sera pas possible d’obtenir de témoignages », nous dit celui qu’on appellera Johnny par mesure de sécurité. Vêtu d’un t-shirt noir, d’un jeans bleu délavé, c’est ce fils du quartier, comme il se décrit, qui nous accompagne en toute discrétion.
« Tu vois ces carcasses de voitures et ses pylônes électriques qui sont en pleine rue ? En cas d’alerte, elles seront utilisées pour boucler le quartier ». « Delmas 32 est un passage obligé pour la quête des bandits. Celle de mettre le reste de la capitale à genoux. Mais les policiers, accompagnés par d’autres jeunes du quartier, leur tiennent tête. Ils ont juré de se battre jusqu’à leur mort s’il le faut », ajoute Johnny, essoufflé après quelques minutes de marche.
Depuis février 2025, les alertes sont très régulières à Delmas 32, tout comme le son des balles. Ici, même si tout semble fonctionner à plein régime, la situation peut basculer d’un instant à l’autre. L’ennemi : les gangs regroupés autour de la coalition Viv Ansanm (Vivre ensemble en français) dirigée par l’ancien policier Jimmy Chérizier, alias Barbecue. « Viv Ansanm essaie de prendre le quartier d’assaut en passant soit par Delmas 30, qu’ils ont assiégé depuis 3 mois, soit par Christ-Roi. Ce sont deux quartiers voisins. Christ-Roi est là », indique notre guide, en pointant l’ouest du doigt.
C’est dans ce quartier que Johnny vient de nous montrer que se déroulent les batailles les plus intenses. Un environnement où les carcasses de voitures, les sacs remplis de sables et les impacts de balles dans les murs remplacent les habitants qui ont fui. « À chaque fois que les gangs gagnent du terrain, plantent leur drapeau et célèbrent leur victoire à travers des vidéos, ils sont très vite repoussés par nos braves policiers qui guident notre groupe d’autodéfense », fait-il savoir, la voix remplie de fierté.
Jusqu’à ce mois de mai, Delmas 32 continue d’éviter le pire grâce à son groupe d’autodéfense. Avant lui, Carrefour-Feuilles et Solino, deux banlieues peuplées de Port-au-Prince, se sont illustrées en la matière. Mais après des mois de résistance sous la direction de leurs résidents policiers, elles sont tombées, respectivement en 2023 et 2024, aux mains des groupes armés qui contrôlent 85 % de la capitale. Et dans cet environnement hostile, les communautés où les policiers ont le droit de cité se réduisent peu à peu.
D’un quartier à un autre : les mêmes risques
À une vingtaine de minutes du foyer de résistance de Delmas 32 réside Katrina*, une policière de 3 années de service. Elle nous reçoit dans un espace qui lui sert de balcon, entre sa chambre et sa cuisine, où les bavardages dans les maisons voisines se mêlent à leur musique, loin des alertes, loin des attaques.
Avant, Katrina vivait à Meyer, une localité de la commune de Croix-des-Bouquets, située au nord-est de Port-au-Prince. Il y a environ 3 ans, elle a dû abandonner sa maison quand le gang 400 Mawozo avait attaqué le quartier pour se débarrasser de sa brigade de vigilance. L’affrontement a duré près de deux heures.
« Lorsque les bandits ont encerclé le quartier, j’étais sure que j’allais être assassinée. Alors, je me suis enfermée dans une chambre, loin de ma famille, avec mon uniforme et d’autres matériels de l’institution policière. En cas d’inclusion des bandits, je ne voulais pas que mes proches meurent à cause de moi », nous raconte Katrina.
Ce jour-là, Katrina a eu la vie sauve grâce à une intervention de la police. Elle a laissé Meyer pour ne plus y retourner. « J’ai tout perdu. Ça m’a pris beaucoup de temps, mais j’ai pu rebondir », avoue la rescapée qui ne s’affiche pas comme policière dans son nouveau quartier de résidence par mesure de précaution.
« Je ne rentre jamais en uniforme. Quand je ne suis pas en service et que je dois me rendre quelque part, je me déplace qu’en voiture. Je limite au maximum les risques. » Selon Katrina, le fait que les policier.ères soient pris pour cible dans leur quartier ou sur le terrain est insupportable. « Je connais des collègues qui ont changé de maisons trois fois dans une année à cause des gangs. Franchement, si cela dépendait nous qui sommes au bas de l’échelle, nous aurions déjà mis un terme à cette guerre », soutient la policière visiblement énervée.
Dans cette guerre qui frappe de plein fouet la police nationale, la migration apparait comme une solution pour ses agents. Fatigué.es de la situation, plusieurs policier.ères ont laissé le pays. C’est en tout en tout ce que nous a appris Juliette, une policière depuis 2018. Sa promotion en est l’exemple parfait.
« Nous étions près de 600 à être gradué.es. À ma connaissance, environ 300 ont déjà laissé le pays. La plupart se sont rendu.es en Amérique latine et aux États-Unis », nous dit-elle. Pour ceux et celles qui ne peuvent pas fuir le pays, trouver un autre quartier de résidence reste leur seule option. « C’est devenu assez courant de trouver sur notre groupe WhatsApp des messages du genre : les amies, il n’y a pas de maisons vides dans votre quartier ? Une seule chambre suffira », nous révèle Juliette.
Dans le plus grand silence de l’État
Marie Rosy Auguste Ducéna est responsable de programmes au sein du Réseau national de Défense des Droits Humains (RNDDH). Cette institution produit chaque année un rapport sur la situation de la Police nationale d’Haïti. En marge du prochain qui sortira dans un mois environ, Mme Ducéna nous reçoit dans son bureau.
« Nous sommes dans une situation [d’insécurité] où même ceux qui sont investis de l’autorité de l’État en sont victimes. Et c’est très grave de parler aujourd’hui de déplacements forcés de policiers », s’indigne-t-elle d’entrée de jeu. Selon la militante des droits humains, ces déplacements forcés compliquent la tâche des policier.ères haitien.nes dans leur mission de protéger et de servir la population.
« Les policiers travaillent pour tout le corps social et ont besoin de paix d’esprit. Lorsqu’un.e policier.ère fuit son domicile sans même savoir si ces proches ont pu s’en sortir, ou encore, lorsque les membres de sa famille ne sont pas bien logés, il.elle n’a pas la paix d’esprit nécessaire pour continuer à traquer les bandits. »
Le RNDDH ne dispose pas encore de données sur les policier.ères déplacé.es. Mais, selon son responsable de programme, privé.es de domiciles, plusieurs d’entre eux.elles ont choisi de rester à Port-au-Prince, mais ont envoyé leur famille vivre dans des villes de province.
« Ils.elles ont préféré agir ainsi étant donné que l’État a décidé de fermer les yeux sur leur situation », argumente Mme Ducéna. Si le pays avait un État fonctionnel, poursuit-elle, face à ce problème, les autorités prendraient les dispositions nécessaires.
« Par exemple, l’État pourrait procéder à la relocalisation des policier.ères déplacé.es. Je suis sûre que la population serait plus satisfaite si l’argent disponible pour payer une deuxième résidence à ceux et celles qui dirigent le pays était utilisé de préférence dans un vaste projet de relocalisation de nos agents de l’ordre », soutient la militante de droits humains.
En absence de ce projet de relocalisation, plusieurs policier.ères rescapés passent leurs journées dans le peu de commissariats encore fonctionnel à Port-au-Prince. Certain.es y passent la nuit dans leur voiture. D’autres, dans un petit coin. « Nous, au RNDDH, nous avons dénoncé à travers plusieurs rapports le fait que les bâtiments de police n’ont pas de dortoir. Du moins, ce qui est censé être l’espace de vie des policier.ères est sous-équipé et insalubre », précise Marie Auguste Ducéna.
Face à ce cri d’alerte lancé par le Réseau national de Défense des Droits Humains, aucune mesure n’a été adoptée par les autorités de la police nationale d’Haïti, alors que les bâtiments de police encore debout dans la capitale accueillent de plus en plus de policier.ères chassé.es de leurs domiciles.
Jeff Mackenley GARCON
*Par mesure de sécurité, nous avons donné des noms d’emprunt aux deux policières qui ont accepté de témoigner.
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