Mourir de faim ou de soif. Perdre son souffle dans un accident de la route, rendre l’âme après avoir reçu une balle assassine ou après un refus d’accès aux soins de santé. Se faire massacrer par les gangs armés. S’effondrer sous le poids d’une dépression, se suicider pour couvrir sa honte après un viol ou pour protester contre l’injustice sociale […]. Inondations et glissements de terrain. Pollution de l’environnement. Migration forcée. L’haïtien lambda est pris au piège de l’insécurité.
Les premières considérations sur la création de l’État moderne nous amènent à la rencontre de Hobbes, avec qui le Léviathan avait pour mission première d’assurer la sécurité des individus. Pour sa part, Locke conçoit un État ayant pour tâche de garantir le droit à la propriété des gens. Et aussi, on peut dire que chez Rousseau, l’État existe à partir de sa capacité à penser le bien commun, à transformer les revendications populaires en des forces politiques, puisque, c’est ainsi, qu’arriverait-on à satisfaire ce qu’il appelle la volonté générale (le bien commun).
Mais, qu’est-ce qui est commun à tous les individus ? La dignité. Le droit à la vie et à la liberté. Le droit à la santé et à l’éducation. Le droit à la propriété, à un logement et un travail décents. Le droit à la nourriture, aux loisirs et à la libre circulation à la limite de son territoire. Le droit à la sécurité, entre autres. Ces droits entiers qui témoignent de l’autonomie de tout individu, du moins, de sa liberté à disposer de lui-même, sont liés. Ils sont inaliénables. Attaquer l’un de ces droits, c’est s’attaquer à tout à la fois, et partir d’une démarche visant à réduire l’individu de ses dimensions humaines. Voilà ce qu’un pays doit à ses fils et filles : la conservation et la protection de leur pleine humanité.
En Haïti, entre avril 2022 et avril 2023, les organismes de défense des droits humains ont recensé pas moins de 9 massacres perpétrés sur les populations civiles des départements de l’Artibonite et de l’Ouest. Ces massacres ont été exécutés dans des zones comme la Plaine du Cul de Sac (avril-mai 2022), Cité Soleil (juillet 2022), Village artistique de Noailles (octobre 2022), Savane Pistache (novembre 2022), Source Matelas (novembre 2022), Bel-Air (février — mars 2023).
Selon les données dont dispose le Réseau national de défense des Droits Humains (RNDDH), ces 6 massacres précités ont totalisé à eux seuls, 734 morts. Soit une moyenne de 122 personnes tuées par massacre. Maisons incendiées. Voitures brûlées ou volées. Plus de 100 femmes victimes de viols collectifs. Les populations sont chassées de leurs zones. Pillés, capitalisés, les gens sont éparpillés dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince.
Au 1er septembre, environ 200 mille personnes vivent en situation de déplacement, selon le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Nul besoin de rappeler qu’il s’agit d’Haïtiens et d'Haïtiennes chassées par les gangs. En suivant la chronologie de ces violences armées, sans parler du chiffre des personnes kidnappées et séquestrées, on peut vite comprendre ce qui a engendré la contre-violence populaire connue sous le nom de « Bwa Kale », laquelle n’arrivait pas à freiner l’entreprise des bandes armées.
En effet, cette entreprise funèbre a non seulement engendré d’autres formes d’insécurité, elle a aggravé celles qui tenaillaient la population depuis des années. Les évaluations de la Coordination nationale de la Sécurité alimentaire (CNSA) estimait à 4 millions 700 mille, les haïtiennes et Haïtiens menacés par l’insécurité alimentaire entre la fin de l’année 2022 et le début de 2023. Elle n’a pas mis du temps à communiquer de nouvelles données sur cette crise humanitaire en alertant qu’entre février et juin 2023, 4 millions 900 mille personnes sont en insécurité alimentaire grave, nécessitant une aide d’urgence.
Tout compte fait, la question de l’insécurité alimentaire, n’est-elle pas un euphémisme dans la prise en compte des conditions matérielles d’existence de ces êtres humains plongés dans la misère la plus abjecte ? Des gens qui mangent dans des poubelles, des ravines et dans les décharges de toutes sortes de déchets. Des gens chassés de leurs maisons, arrachés de leur seule activité économique à Martissant, à la Croix des Bossales, à Madan Kolo, à marché en fer… ces victimes, comment les nommer sans toucher à leur humanité ?
A Carrefour-feuilles, depuis le début du mois d'août 2023, le pays assiste à un regain de violences orchestrées par les bandes armées. Aucun chiffre exact sur le nombre de personnes tuées et brûlées, sur le nombre de maisons incendiées et encore mois, sur le nombre de personnes en déplacement. Mais on sait seulement qu’il y a beaucoup de morts, de blessés et de sans-abris. Parallèlement, les soldats de la mort de Canaan ont massacré une quantité indéfinie d’individus. Certains ont été brulés vifs alors qu’à Lilavois et à Rosembert, les gens connaissent cet enfer. Qui peut oser penser à l’idée justice ? Qui a le mot du droit face à ces exactions ? Qui reconnaît ses responsabilités dans tout cela ?
Ces exécutions, ces massacres se produisent sous le silence funèbre du Gouvernement et de la communauté internationale. En revanche, les commentateurs s’interrogent sur ce que peut bien vouloir dire ce laxisme. Certains essayent de l’assimiler à une prise de position. Ce qui traduirait le parti pris des acteurs du gouvernement et de la communauté internationale pour les oppresseurs, les criminels notoires qui s’octroient le droit de vie et de mort sur les membres d’une communauté humaine. Pourtant, la police était prête quand les habitants de Carrefour-feuilles manifestaient contre la violence des gangs. Ils ont répondu par la violence. Ils ont fait la même chose quand ceux de la commune de Tabarre sont venus chercher refuge à l’ambassade des États-Unis en Haïti récemment.
Par ailleurs, les ressortissants haïtiens en République dominicaine sont sujets à tous les traitements inhumains. Des Haïtiens qui ont quitté le pays pour échapper à la misère ou sauver leur peau de l’empire des gangs armés. Violés, martyrisés, déportés, Haïti et la République dominicaine forment, à deux, une entreprise en guerre contre les droits humains et principalement ceux des fils et filles d’Haïti. Au moins 51 mille 805 haitiens.nes retournés.es en Haïti pour le mois de juin contre 56 mille 884 pour le mois de juillet 2023. Ces rapports du Groupe d’Appui aux Rapatriés et aux Réfugiés (GARR) disent tout sur le calvaire d’une catégorie sociale sur l'île.
Comment restituer les humanités de ces déshumanisés ? Si s’approprier de cette formule de Louis Bernard Henry, c’est avant tout se pencher sur l’humain dans sa valeur intrinsèque, il importe de se demander comment vivre dans une République dépourvue de tout. Sans soins de santé, sans infrastructures, sans même les services de base dans une communauté humaine ? L’haïtien voit toutes les couleurs de l’horreur. Il traîne derrière lui toutes les calamités du temps : stress, dépression, remords, les idées suicidaires, l’envie de partir et de ne point revenir tout comme celle de rebâtir un monde où l’individu citoyen peut vivre avec dignité.
Personne ne doit oublier qu’en mars dernier, Haïti a été classé parmi les 23 pays au monde souffrant d’une insécurité hydrique dangereuse. Ce rapport des experts des Nations-Unies sur la sécurité mondiale de l’eau a coïncidé avec les problèmes de l’environnement en Haïti qui occupent l’actualité. Une forme d’insécurité environnementale. Une insécurité climatique. Pollution, déforestation, sécheresse… Les organisations écologistes ont pleuré devant la destruction de l’environnement dans le sud au profit des usines de vétiver. Au parc Macaya dans le Sud et à forêt des Pins dans l’Ouest, des feux d'origine criminelle ont ravagé les réserves écologiques de la République.
Que dire de plus ? N’a-t-on pas épuisé tous les vocabulaires du dictionnaire de la déchéance ? Nous parlons de sécheresse, d’inondations, de réchauffements climatiques. Nous parlons de famine, de malnutrition, de problèmes de logements sociaux, d’absence de soins de santé. Nous parlons d’homicides, de meurtres, d’assassinats. Nous parlons de massacres, d’incendies, de sans-abris, de territoires perdus. Nous parlons de Black-out, d’associations de malfaiteurs, de viols sur mineurs, de corruption, de blanchiment, de dilapidation. Nous parlons de Petrocaribe. Mais pour voir le danger, certains devraient entendre parler de terroristes, de missiles, de bombes atomiques, de drones, de guerre.
Jean Robert Bazile
Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.
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