Même si la répression des gaucher.ères a diminué en Haïti ces dernières années, leur stigmatisation demeure présente à l’école comme à la maison. Dans une société où tout est fait pour les droitier.ères, être gaucher.ère est mal vu et peut encore être un handicap.
Texte : Jeff Mackenley GARCON, Emanika Jhovanie Georges et Milo Milfort
Caméra et montage : Djimwood Laporte
Photos : Georges-Harry Rouzier

Enquête
« À l’âge de six ans environ, j’ai été entraînée dans un combat dont je suis sortie perdante. » Cette déclaration résume la vie de gauchère de Maudeline Chérilus, étudiante mémorante en Agronomie. Originaire de Saint-Marc, dans le département de l’Artibonite, Maudeline, la trentaine, a grandi dans une famille de cinq enfants, dont elle est la quatrième et la seule gauchère. Une situation qui lui a valu un traitement différent de celui de ses frères et sœurs.
« Tout a commencé lorsque j’ai dû apprendre à écrire. Mon père voulait que j’utilise uniquement ma main droite. Il me criait dessus à chaque fois que je voulais utiliser la main gauche. Cela m’a traumatisée », se rappelle-t-elle. Cette pression psychologique l’a accompagnée jusqu’à l’école, où s’y sont ajoutées des violences physiques. « En cours préparatoire, mon institutrice me frappait sur la main gauche avec la brosse en bois qui servait à essuyer le tableau. Ça m’a fait mal, car elle me frappait directement sur les os », raconte-t-elle.
Ce rappel constant de ne pas se servir de la main gauche a été un supplice pour la Saint-Marcoise. Elle devait obtenir l’approbation de son père ou de son institutrice avant d’utiliser sa plume ou son crayon. « Je m’efforçais d’écrire avec la main droite, mais je regardais tout de suite autour de moi, car je n’étais pas sûre d’avoir utilisé la bonne main. Cette confusion concernait également les lettres : s, p, q, a. À chaque fois, je me demandais si j’orientais correctement ces lettres. À gauche ou à droite ? En haut ou en bas ? ».

Qu’en est-il de la répression actuelle des gaucher.ères en Haïti ?
Le média numérique Enquet’Action a mené une investigation pour tenter de comprendre cette problématique. Sur les 16 personnes victimes de la répression des gaucher.ères interrogées, au moins 25 % sont devenues ambidextres, 30 % sont restées gauchers et les autres, 45 %, sont devenues droitiers. Ces statistiques montrent l’impact profond de cette pratique sur les victimes en Haïti.
Lorsqu’elles nous décrivent les sévices qu’elles ont subis, les victimes affirment avoir été battues à la main, notamment avec des bouts de bois, la brosse à nettoyer le tableau et des instruments géométriques, comme les règles. Ces gauchers ont été battus tant à leur pupitre qu’au tableau. Le rythme varie d’une victime à l’autre : 20 % des personnes interrogées ont déclaré avoir subi la répression « souvent », 27 % « beaucoup de fois » et 46 % « un nombre incalculable de fois ». Au moins 62 % des victimes déclarent que cette maltraitance a eu des impacts psychologiques à long terme.
La répression des gaucher.ères se produisait surtout à l’école primaire, alors que les enfants étaient encore jeunes. Ce phénomène est basé sur des discriminations et des préjugés qui laissent croire que les gaucher.ères sont sot.tes, maladroit.es, qu’ils.elles sont des accidents de la nature ou une anomalie à traiter. C’est un processus qui commence généralement à la maison avec les parents et se poursuit à l’école avec les professeurs et les responsables d’établissement, révèle notre enquête. Parmi les 16 personnes interrogées, 56 % affirment avoir subi la répression de leur professeur, et 37 % d’un membre de leur famille, généralement la mère ou le père.
La répression des gaucher.ères est un phénomène basé sur des discriminations et des préjugés.
« Être l’intrus parmi les autres »
À l’école fondamentale, Maudeline était la seule gauchère parmi ses camarades de classe. Cette différence lui valait le statut d’élément gênant dans un environnement conçu pour les droitier.ères. Elle était perçue comme maladroite et considérée comme une gêne pour les autres. Le simple fait de manger en groupe était un défi pour elle. « Je devais choisir entre essayer de tenir la cuillère avec la main droite, ce qui n’était pas évident, ou être isolée du reste des élèves, car je les frappais sans faire exprès quand j’utilisais ma main gauche », détaille-t-elle.
Maudeline se mettait également à l’écart des activités de divertissement. Les jeux pratiqués par les autres élèves ne lui convenaient pas. Exemple : le saut à la corde. « Je ne pouvais pas y participer à cause de l’orientation de la corde et de la direction dans laquelle les joueur.ses devaient sauter. Ils et elles entraient du côté droit et sortaient du côté gauche. On n’allait tout de même pas changer les règles rien que pour moi qui ne pouvais pas suivre le rythme », fait-elle remarquer.

Dans certaines activités parascolaires, la jeune Artibonitienne était également mise sur la touche. Selon sa professeure de broderie, elle n’avait pas sa place dans son cours, car elle représentait une menace pour les autres élèves. « Elle m’a dit que la broderie n’était pas faite pour la maladroite que j’étais et que je risquais d’enfoncer l’aiguille dans les yeux des autres élèves avec ma main gauche », poursuit-elle.
Du coup, Maudeline a développé un complexe d’infériorité. Elle a passé une grande partie de sa scolarité à ne pas participer aux activités des autres.
La violence comme méthode de correction
En plus de Maudeline Chérilus, plus d’une quinzaine d’autres victimes se sont confiées à Enquet’Action. Selon leurs témoignages, au nom de la correction, tout était permis, y compris des comportements inappropriés, de la part de certains professeurs ou membres de l’administration de leurs écoles. Dans celle que fréquentait Jonas (nom d’emprunt), c’était la chasse aux gaucher.ères. N’écrire qu’avec la main droite : telle était la règle d’or de la directrice de la section primaire de l’établissement. « Je pleurais parce que j’avais mal à la main droite. Elle me punissait pour ça. Et pour cause, j’avais peur d’écrire à chaque fois qu’elle se trouvait dans les parages de la salle de classe », se souvient-il.
À l’école primaire, Stanley, âgé de 30 ans, a également connu son lot de souffrance pour avoir été différent de ses camarades de classe. Les enseignant.es lui attachaient la main gauche pour le forcer à utiliser la droite. « C’était loin d’être facile pour moi », nous confie le jeune avocat.
Jonise Cézaire, âgée de 32 ans, a également eu la main gauche attachée. Et pour mieux combattre l’usage de sa « mauvaise main », son institutrice la battait régulièrement. « C’était un rendez-vous quotidien. Elle le faisait à chaque fois que j’écrivais au tableau avec ma main gauche. Pour éviter les coups, j’ai commencé à fuir la salle de classe », raconte-t-elle. Et comme si cela ne suffisait pas, Jonise était aussi harcelée pour sa différence. « L’institutrice, les autres professeur.es et les élèves traitaient d’imbéciles tous les gaucher.ères de l’école. Je pleurais tout le temps. Je me demandais pourquoi j’étais différente et pourquoi j’étais dans cette situation », nous avoue celle qui se dit encore révoltée contre ceux et celles qui lui rendaient la vie dure à l’école.
En Haïti, il n’existe quasiment aucune documentation sur le sujet. Pas plus que de recherches ou de productions relatives à la problématique de la répression des gaucher.ères au sein des familles et des écoles.
Des victimes déséquilibrées
Les victimes évoquent les conséquences, comme le sentiment d’être différentes des autres, la haine de l’école, la perte d’estime de soi, voire l’impression qu’une partie de leur identité leur est retirée. Elles se replient souvent sur elles-mêmes, obéissent et acceptent d’être punies, tombent parfois dans la dépression et grandissent avec des séquelles.
Les victimes se retrouvent confrontées à de nombreux problèmes, tels que le surmenage, des complexes d’infériorité et des difficultés d’apprentissage. Certaines d’entre elles affirment ignorer les répercussions psychologiques de la répression des gauchers. Au niveau du rendement scolaire, les victimes se révèlent moins performantes. Elles/ils sont mal à l’aise. Cela crée beaucoup de complexes chez les enfants et affecte leur manière d’écrire. Tout cela leur laisse un mauvais souvenir, un comportement révoltant, un traumatisme, une atteinte à l’identité, des blessures et des regrets.

Plus de 20 ans plus tard, Maudeline Chérilus continue de vivre avec les séquelles de la répression dont elle a été victime à l’école. « Aujourd’hui encore, j’ai un problème d’orientation. Si je demande à une personne le chemin et qu’elle me dit d’aller à gauche ou à droite, je suis immédiatement perdu », explique-t-elle.
Maudeline dit également avoir des difficultés avec les calculs. Une notion indispensable pour quelqu’un qui a fait des études en agronomie. Elle est actuellement en pleine préparation de son mémoire de licence. « Je suis plus lente intellectuellement. Après avoir effectué des recherches personnelles, j’ai pu découvrir que cela est lié à la répression dont j’ai été victime », nous explique-t-elle.
« C’est l’une des pires choses auxquelles un enfant peut être confronté ». C’est ce qu’affirme Miguel Fleurijean, psychopédagogue. Selon lui, cette situation est due à un manque de formation du personnel enseignant. « Un.e professeur.e doit avoir des compétences psychologiques, car il.elle travaille avec des êtres psychologiques. Il. elle doit au moins savoir ce qui se passe dans le cerveau d’un enfant »,
Pour l’enseignant de carrière, si les professeurs avaient pu acquérir cette compétence au cours de leur formation, les enfants n’auraient pas eu à subir cette punition dénuée de sens. « C’est le cerveau qui commande. Ce n’est pas la personne qui choisit d’être gaucher ou droitier. D’ailleurs, quels sont les critères permettant à quelqu’un d’affirmer qu’être gaucher.ère est mauvais et qu’être droitier.ère est normal ? », demande le psychopédagogue.
« Si je demande à une personne le chemin et qu’elle me dit d’aller à gauche ou à droite, je suis immédiatement perdue », Maudeline Chérilus
Selon les victimes, les raisons de cet acte seraient liées à une perception stigmatisante des gaucher.ères et à la tendance à vouloir s’adapter à la « norme » qui consiste à utiliser la main droite pour faire la plupart des choses. On considère les gaucher.ères comme des « égarés », des gens maladroits, des personnes anormales, des êtres nés avec un manque.
Si cette affirmation reste à prouver, ses conséquences, elles, ne sont pas à démontrer. L’élève qui subit une répression parce qu’il ou elle est gaucher.ère aura du mal à s’entendre avec la personne responsable. « Si l’enseignant n’arrive pas à comprendre que chaque élève est différent, cela créera des tensions. Et lorsqu’il y a des tensions, il y a de la méfiance. Et lorsqu’il y a de la méfiance, il est impossible d’apprendre », fait savoir Miguel Fleurijean.
Cette impossibilité d’apprendre s’explique également par la peur que ressent l’élève victime, selon Maccenat André. Ce travailleur social en milieu scolaire souligne que cette peur est engendrée par la violence utilisée pour combattre ce qu’il appelle « la mauvaise main » de l’enfant. « Cela l’empêche de s’exprimer et de s’épanouir. Il ou elle évolue dans un environnement où la valorisation fait défaut. Un environnement où l’on attend qu’il ou elle commette une erreur pour le ou la frapper », explique Maccenat, soulignant que cette situation va empêcher la victime de développer la confiance en elle.
Perdre confiance en soi lors d’un processus d’apprentissage, poursuit-il, affecte la capacité de raisonnement. « Cela aura également un impact sur sa capacité de mémorisation. Lorsqu’on évalue cet.te élève, on constate qu’il ou elle est en dessous du niveau de la classe. Or, si vous le ou la placez dans un autre environnement où il ou elle n’a pas peur, vous vous rendrez compte qu’il ou elle est un bon élève », fait savoir le travailleur social.
« C’est l’une des pires choses auxquelles un enfant peut être confronté », Miguel Fleurijean, psychopédagogue.
Intervention de Maccenat André, travailleur social en milieu scolaire. © Djimwood Laporte / EA
Un problème perpétuel ?
Le Dr Lesly Michaud est le directeur du programme pays de World Vision International Haïti (WVIH). Cette organisation humanitaire se donne pour mission d’améliorer le bien-être des enfants. Depuis des années, l’organisation s’est engagée en faveur de la discipline positive et de la protection de l’enfance au sein des communautés. Interrogé sur le phénomène de la répression des gaucher.ères visant les élèves, le Dr Michaud ne mâche pas ses mots. « C’est dû au fait que nous ne répondons pas aux besoins des apprenants. Les professeur.es ne font qu’exiger que les élèves soient comme eux et elles. Donc, si j’écris avec la main droite, l’élève doit faire de même », expose-t-il.
Selon le directeur de la WVIH, ce problème risque de perdurer, car il manque des données sur le sujet. À en croire le Dr Michaud, il ne faut pas s’attendre à ce que le ministère de l’Éducation nationale mène une enquête sur le sujet. La raison est simple : en Haïti, disposer de données est loin d’être le point fort des institutions, et il est impossible de changer une situation sans prendre des décisions basées sur des données et des faits.
« Le ministère de l’Éducation ne cherche pas à connaître le nombre de gaucher.ères qu’il y a dans les salles de classe afin d’apprendre aux enseignant.es que ce sont des personnes normales. Le système n’apprend pas aux professeurs à accorder de l’importance à tous les élèves, alors que c’est la diversité qui fait la force d’un pays », fait savoir le responsable de l’organisation World Vision.
"La répression des gaucher.ères est due au fait que nous ne répondons pas aux besoins des apprenants", Dr Lesly Michaud
Au lieu de constituer un espace de rassemblement tenant compte des spécificités de chaque élève, les écoles ne pensent que dans l’intérêt des groupes dominants. C’est ce que constate Maccenat André. « Tout est conçu à l’avantage des droitiers. Et en Haïti, nous avons tendance à faire croire que les groupes minoritaires ne sont pas importants », analyse le travailleur social en milieu scolaire.
Au nom de cette tendance à l’exclusion, Maudeline Chérilus, gauchère, n’a jamais eu l’impression d’avoir été prise au sérieux durant son parcours scolaire marqué par différents épisodes de violences physiques et de marginalisation. Des traitements qui ont eu raison d’elle puisqu’elle ne se sert aujourd’hui que de la main droite pour écrire. Elle estime tout de même avoir été chanceuse d’être arrivée jusqu’au bout malgré ce qu’elle a subi. « J’ai eu mon baccalauréat. J’ai pu étudier à l’université. J’évolue dans différents milieux sociaux. Ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres victimes de cette répression qui n’ont pas pu aller jusqu’au bout de leur scolarité », conclut-elle.
Cette enquête est produite dans le cadre du projet ‘’Journalisme : Enquêtes, Reportages et Grands Reportages sur l’éducation en Haïti ’’ financé par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour le compte du programme Lekòl Nou.
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