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Les non-dits derrière l’usage de l’expression « mortellement blessé » par la police haïtienne

L’expression « mortellement blessé » très utilisée par la Police nationale d’Haïti dans ses actes de communication a reçu l’approbation du public qui se l’approprie. Pourquoi au lieu de dire « tuer », la police haïtienne préfère parler de « mortellement blessé » ? Qu’est-ce qui se cache derrière l’usage d’une telle expression ? Enquet’Action a investigué pour vous.


Par Milo Milfort


Enquete

Le jargon et vocabulaire utilisés par la Police nationale d’Haïti (PNH) dans ses communications publiques sont multiples et variés. L’institution n’utilise pas le mot tuer, mais stopper ou toucher par balle. Aussi, utilise-t-elle le plus souvent le verbe interpeller ou appréhender au lieu de mentionner arrêter dans ses communications. La PNH, utilise parfois, coup de filet pour faire allusion à l’arrestation simultanée de plusieurs personnes au cours d’une intervention. Et quand elle veut parler de saisie de matériels - armes ou munitions, au cours d’opérations ou d’interventions - les mots comme confisquer et récupérer font leur apparition. La police parle de rétablir l’ordre et se considère comme ‘’force de l’ordre’’.


Mais parmi toutes les expressions utilisées par l’institution policière, l’expression « mortellement blessé » est la plus choyée et aimée par les internautes en général, ceux de Facebook en particulier. « Mortellement blessé dans des échanges de tirs avec les forces de l’ordre, lors d’un affrontement, au cours d’une opération ». Très peu utilise-t-elle les jargons : « mortellement atteint » ou « mortellement touché ». Quasi-synonymes, toutefois, ne recevant pas la même attention de la part du public.


« Écrire mortellement blessé uniquement nous suffit »


Sur les réseaux sociaux, dont Facebook, les publications de la Police nationale d’Haïti (PNH) récoltent des dizaines voire des centaines de commentaires d’Haïtiens vivant en Haïti et dans la diaspora. Sous les publications liées aux arrestations faites et aux cas de présumés bandits tués, l’expression qui revient le plus est « mortellement blessé ». Les followers le cherchent, voire le réclament, donnant parfois l’impression qu’il s’agit de l’unique chose qui les intéresse.


De manière générale, les publications de la PNH reçoivent une attention mitigée de la part des internautes. C’est parfois des injures lancées contre le haut commandement, mais également, l’indignation, et aussi la méfiance envers l’institution. Des fois, les internautes appellent affectueusement l’institution « La Popo ». Sous les publications, des suggestions sont faites à la police. On lui demande d’intervenir dans des zones spécifiques. Des renseignements dont la fiabilité n’est pas vérifiée sont donnés sur la localisation de tel groupe armé ou de tel présumé bandit.


« Dans toutes les publications de la PNH, le mot que j’aime le plus, c’est mortellement. Je ne sais pas pourquoi », affirme un internaute sous une publication choisie au hasard. « Dèpi gen mòtèlman blese a nou pa bezwen plis fransè (Dès qu’il y a mortellement blessé, pas la peine d’élaborer encore plus. Nou alèz wi (nous nous sentons à notre aise) », renchérit une autre. « Mortellement blessé, voilà ma phrase de cœur », ajoute un autre. Des internautes de tous âges et des deux sexes - majoritairement des jeunes hommes. « Mortellement blessé, une phrase qui sonne bien », croit celui-ci.


« Vous n’avez pas besoin d’écrire trop de français. Chaque fois que vous publiez, c’est “mortellement blessé” qui m’intéresse dans la publication. Good job Lapopo ! », écrit un autre. Certains internautes réclament l’expression en entier, d’autres, l’adverbe uniquement.


À bien analyser les réactions, on sent un ras-le-bol, une haine contre les bandits et une envie de voir que la situation sécuritaire du pays change. « Mortellement blessé devrait être la règle, car nos centres de détention sont saturés », soutient un internaute. La Police est l’objet de critiques acerbes de la part des mobinautes quand dans ses publications, elle ajoute « malheureusement » derrière l’expression mortellement blessé. « Le mot malheureusement n’a pas sa place dans la production écrite lapopo », affirme quelqu’un. À un autre de renchérir : « Ce mot malheureusement, rendez-nous un service, ne le répétez plus jamais ! ». Plus loin, un autre affirme : « Un bandit est tué, vous dites malheureusement. Pourquoi malheureusement ? ».


L’un des aspects ayant contribué à la popularité de l’expression, c’est surtout sa fréquence d’utilisation et d’emploi dans un contexte marqué par l’expansion du grand banditisme. On se l’approprie au point qu’il commence à rentrer dans le langage courant.


Mortellement touché : le politiquement correct ?


À chaque profession, son propre vocabulaire. La Police nationale d’Haïti n’échappe pas à cette règle. Cela existe dans tous corps de métier et dans tous les domaines. C’est peut-être cela qu’on appelle le jargon qui est différent du concept dans lequel on peut trouver un corps de jargons propres à un domaine. Un jargon c’est une forme linguistique propre à un domaine donné pouvant être un corps de métier et un corps d’exercice, explique Renauld Govain, linguiste et professeur d’université.


Considérant la Constitution même de la police haïtienne, elle engage le Gouvernement dans un certain sens. D’ailleurs, le Premier ministre est le chef du Conseil Supérieur de la Police nationale (CSPN). « L’État a pour mission de protéger la vie de tous ces citoyens. L’État n’a pas pour mission de tuer. Cela peut arriver que l’État tue parce que l’État détient le monopole de la violence légitime pour pouvoir corriger les dérives afin que la société puisse bien fonctionner », explique le spécialiste en linguistique. Mais l’État, selon lui, ne peut se permettre le luxe de se vanter d’avoir tué.


« L’État doit utiliser ce qu’on appelle le politiquement correct. Le langage politiquement correct. C’est exactement ce qui arrive avec la police », poursuit M. Govain pour expliquer le choix du jargon « mortellement blessé ». Et quand on a demandé au linguiste est-ce-qu’il n’aurait pas une certaine langue de bois, de l’hypocrisie ou du refus d’accepter la réalité dans cette forme de langage, il a affirmé qu’il est difficile de parler de cela pour le langage politique et diplomatique en général.


« Justement ce qu’on croit être la réalité, qui est évident pour tout le monde, ce n’est pas toujours ce que le politique croit être évident pour lui. Ce qui est évident pour le politique, est-ce qui ne met pas en danger le système politique en soi », raconte-t-il. Ainsi, quand la police adopte un tel langage c’est pour se protéger la face, la face du pays et du Gouvernement. Ce que le commun des mortels considère comme vrai ou faux, n’est pas la réalité pour eux. « Ce qui est de la vérité pour le commun des mortels qui n’est pas dans le domaine politique ne l’est pas pour le politicien ou l’acteur politique », ajoute le docteur en sciences du langage.


« La Police n’est pas là pour tuer »


Enquet’Action est allé voir la Police nationale d’Haïti pour recueillir son avis autour de la question. Au prime abord, la police rappelle que sa mission principale est de protéger et de servir et non de tuer. C’est peut-être ce qui explique l’adverbe malheureusement ajoutée au mortellement blessé.


« Ce sont des gens qui ont succombé à leurs blessures. Pour nous, ce serait mieux de les avoir pour qu’ils puissent répondre à la justice. Malheureusement, c’est ainsi », a fait savoir une source policière lors d’une entrevue exclusive. « On n’est pas autorisé à tuer », poursuit la source rappelant que dans tous les cas, la police est appelée à faire face à des agressions. « Elle doit y répondre », insiste-t-elle, soulignant que dans les échanges de tirs, quand les présumés bandits sont blessés, le premier réflexe est de les amener à l’hôpital.


« Pour nous, l’important c’est d’avoir un bandit blessé qui permet d’avoir des informations au lieu d’avoir un bandit tué », assure-t-elle. Donc, selon l’institution policière, ces gens sont tués par les blessures et non par la police. Elle n’admet pas les avoir tués puisque sa devise de protéger et de servir le lui interdit, même s’il s’agirait d’un voleur ou d’un criminel. « On ne veut pas les tuer. Les faire parler, c’est mieux. C’est toujours malheureusement parce que ce bandit part avec des informations. Ce bandit tué laisse des dizaines d’autres », dit-elle.


Le linguiste Renauld Govain abonde dans le même sens. « Quand vous tuez la personne, il y a une mine d’informations que vous ne pourriez jamais trouver alors que si vous arrêtiez la personne — en la soumettant à un interrogatoire — où, elle est obligée de parler, à ce moment, elle vous donnerait toutes les informations », confie le professeur des universités. Il affirme que le choix des mots de l’institution policière n’est pas à prendre au hasard. Cette façon de protéger l’institution dans ses actions est stratégique.


« La police est obligée de brosser les choses donc faire usage de la langue de bois pour respecter le politiquement correct tout en considérant le fait que toutes les personnes doivent être protégées et que leur vie soit préservée », termine M. Govain, enseignant-chercheur.


Milo Milfort


Ce projet de contenus a eu le support de l’IFDD/OIF.

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