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Ruée vers les carrières de sable en Haïti

Rationnaliser, régulariser et contrôler les exploitations de sable, assurer des recettes à l’Etat par la perception de redevances fiscales, ne sont que des rêves utopiques en Haïti, un pays dans lequel l’anarchie totale règne dans l’exploitation des carrières de sable. Les institutions publiques impliquées dans la gestion de la situation font profil bas devant un ensemble d’acteurs qui paraissent tout-puissants et intouchables.


Article 1 de la série :

Carrières de sable : les institutions régaliennes à la merci des exploitants


Il est 11h. Le soleil est déjà très haut et la chaleur insoutenable. Ici, dans un paysage dominé par la poussière, des hommes s’interpellent et discutent. Un ballet mécanique de tracteurs, loader, pelles, pics et pioches est en train de redessiner le cœur des mornes. Petits points perdus dans les entrailles blanches de la terre, les hommes extraient le sable et les camions l’emportent vers l’ogre urbain : Port-au-Prince et ses alentours. Nous sommes au Morne à cabri.

Cet endroit fait partie de l’extrémité Sud de la chaine des Matheux qui, avec les Montagnes du Trou d’eau, limitent au Nord, la Plaine du Cul de Sac. Le sommet est formé d’un plateau jalonné de collines ne dépassant pas 700 mètres d’altitude.Ces carrières de sable– faisant partie des plus importantes du pays - s’agrandissent au rythme incessant de l’exploitation anarchique. La remise en état des sols déjà exploités est loin d’être envisagée. Si certaines carrières sont mécanisées – d’autres sont exploitées de manière artisanale sans aucun plan rationnel – ce qui fait croitre davantage les risques environnementaux.

Le Morne à Cabri est devenu une zone d’exploitation à outrance de matériaux de construction vers1985 à la suite de la première fermeture des carrières de Laboule situées au Morne l’Hôpital. Depuis de nombreuses années des exploitants et transporteurs, sans aucun contrôle de l’Etat, sans permis légal, sans respect d’aucune norme technique, ni de la vie nides critères écologiques voire esthétiques – exploitent des carrières de sable provoquant une déstabilisation péremptoire de l’environnement.

Pourtant, l’extraction de sable dans les périmètres du Morne à Cabri est interdite par le ministère de l’Environnement (MDE) qui, dans un communiqué sorti en janvier 2018, se dit « alarmé par le risque énorme que cette situation fait peser sur l’environnement ». Cette mesure visait notammentà « préserver le cadre de vie de la population », mais aussi « protéger la route nationale #3 et les pylônes de haut voltage qui alimente la capitale, Port-au-Prince, en électricité ». « La Direction de l’Agence Nationale des Aires Protégées (ANAP) a été instruite pour utiliser la Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP), en vue de protéger le Morne à Cabri et ceci, en étroite collaboration avec les autorités judiciaires », poursuit le communiqué.

Pourtant, les exploitations continuent à la barbe des autorités. Les exploitants et transporteurs parviennent à les « défier » à longueur de journée. Il apparait que le ministère de l’Environnement, encore plusl’ANAP, sans oublier sa brigade, jointe aux autorités judiciaires – ont failli à la mission évoquée dans ce communiqué. Un échec qui se répète d’ailleurs à chaque interdiction prononcée.

Qu’est-ce qui empêche aux autorités de faire respecter ces mesures prises à coup de communiqués et de déclarations dans les médias ? Enquet’Actionest parti à la recherche de quelques éléments pour expliquer une situation qui perdure depuis plusieurs décennies.

Des institutions impuissantes

Pour l'obtention d'un permis d’exploitation de carrière de sable, il faut tout d’abord adresser une lettre d'intention à la direction générale du BME en vue de solliciter le permis, et remplir la forme BME 96-001 disponible au Service des Mines du BME accompagnée du récépissé de la Direction Générale des Impôts (DGI) attestant le versement d'une valeur de 500 gourdes. Il faut ensuite remplir le "Dossier de demande de permis d'exploitation de carrière" devant accompagner la lettre d'intention – qui est la forme BME 96-002 devant fournir des informations indispensables sur le demandeur, sur la carrière et la nature de l'exploitation, les titres de propriété du sol, le plan d'exploitation couvrant la superficie à exploiter, le mode de compensation des dégradations occasionnées au site ou au mode de réhabilitation du sol ou de l'environnement. Ce dossier doit être retourné au BME en trois (3) exemplaires, accompagné de l’avis de non objection environnementale délivré par le MDE après étude d’impact environnemental.

Le permis est accordé pour une période de cinq ans renouvelable et pour une superficie ne dépassant pas dix hectares. Ce permis est annulé si, dans un délai de douze mois à compter de son octroi, le bénéficiaire ne commence pas les travaux d'exploitation.


Presque toutes les lois autour de la question l’évoquent : « Nul ne peut procéder à l’exploitation permanente ou temporaire d’une carrière sans avoir au préalable obtenu un permis délivré par le Bureau des Mines et de l’Energie (BME) ».Ce qui confère au BME un rôle central dans ce secteur. L’ingénieur Claude Prépetit est Directeur Général du BME. Il assure que son institution remplit ses attributions légales.

« Comme institution technique, nous faisons notre travail qui est de délivrer des permis à des exploitants qui sont conformes à la loi. Si tout est conforme, après 5 ans, nous renouvelons le permis. Relativement à la situation actuelle sur les carrières de sable, nous dressons des rapports et nous les acheminons à notre ministère de tutelle qui est le ministère des Travaux publics, Transports et Communications (MTPTC) pour les suites légales », assure-t-il.

Il ne nie pas l’existence de plusieurs carrières de sable qui fonctionnent sans permis et sont livrés à des individus loin du radar officiel. En substance, il croit qu’il appartient aux autorités policières et judiciaires de sévir contre les contrevenants sur rapport des institutions concernées.

Le décret publié dans Le Moniteur du 26 janvier 2006, portant sur la gestion de l’environnement et de la régulation de la conduite des citoyens et citoyennes pour un développement durable, habilite le ministère de l’Environnement en tant qu’institution transversale à intervenir sur tout ce qui se fait en matière d’exploitation de carrières.Les politiques, plans, programmes, projets ou activités susceptibles d'avoir un impact sur l'environnement doivent obligatoirement faire l'objet d'une évaluation environnementale à la charge de I’institution concernée. Le processus d'évaluation environnementale couvre l'Etude d'lmpact Environnemental (EIE), la déclaration d'impact environnemental, Ie permis environnemental et les audits environnementaux.

Son avis de non-objection environnementale compte avant la livraison de permis d’exploitation par le BME.L’étude de l’impact environnemental des projets d’infrastructures est devenue une obligation en Haïti. Selon cette disposition, les services directs de surveillance notamment en ce qui a trait àIa protection des terrains sensibles à l'érosion, I’exploitation de carrières et de mines sont de Ia compétence du corps de surveillance de I ‘environnement relevant du ministère de I’environnement.

L’Agence Nationale des Aires Protégées (ANAP) a été créée par ce même décret.Cet organisme autonome sous tutelle du ministère de l'Environnement a pour fonction entre autres, de préserver, gérer et protéger les espaces déclarées aires protégées.

Cependant, Morne à Cabri ne fait pas partie des 25 aires protégées du pays. Et, il n’y a jamais eu un arrêté le déclarant aire protégée. Pire, l’ANAP ne parvient même pas à remplir véritablement sa mission puisque ses sorties se sont toujours soldées par des échecs cuisants. En témoignent les évènements de janvier 2018 où des individus contrevenant à des interdictions ont été arrêtés et libérés par la suite sous les yeux impuissants des responsables de cette institution.

Les carrières continuent d’être exploitées sous les yeux de l’ANAP, observe-t-on. La politique semble prendre le dessus sur la technique. Selon une source bien informée requérant l’anonymat : « C’est une décision prise pour permettre à un groupe de personnes de faire de l’argent dans les carrières en mettant l’Etat de côté ». « Pratiquement c’est une affaire de gros bras », dit-elle.

Les employés du Bureau des Mines et de l’Energie (BME) ne peuvent investir les carrières de sable du Morne à Cabri en raison de menaces de mort, selon cette source qui connait bien le terrain mais préfère l’anonymat en raison des grands enjeux du secteur. « Quand les techniciens investissent les carrières, ce sont des personnes armées qui les reçoivent », confie-t-elle, qualifiant la situation d’extrêmement difficile. « Et cette situation ne se présente pas uniquement à Morne à Cabri ».

Des anecdotes rapportent que des agents du BME ont été malmenés sur des sites qu’ils sont allés contrôler. D’autres sontrefoulés de force par des responsables de carrières bien branchés politiquement. Donc, personne même ceux qui sont mandatés pour le faire ne peuvent contrôler l’exploitation des carrières, des espaces grises où naviguent des gros bras à la solde de politiques ou de proches des pouvoirs.

Le BME et autres dont ANAP - sont au mieux des reliques de dispositifs légaux violés par les exploitants, oubliés par les autorités. Enquet’Actiona essayé de trouver l’avis de Jeantel Joseph, directeur général de l’Agence Nationale des Aires Protégées (ANAP) autour de sa présence sur Morne à Cabri, mais en vain. Les appels téléphoniques et messages sont restés sans suite.

En fait, les autorités sont incapables de procéder à la fermeture des carrières en contravention avec les lois. Sous pression de tractations venant de partout, les multiples interdictions prises à l’encontre des carrières- exploitées anarchiquement – sont levées sous prétextes « d’éviter toute rupture de stock dans l’alimentation du marché ».Ces levées sont toujours faites à coup de nouvelles décisions et mesures d’accompagnement appelant les acteurs à se réguler en vue de contrôler mieux le secteur.

En 2013, le gouvernement d’alors eut à annoncer un ensemble de dispositions « pour contrecarrer l’exploitation illégale et anarchique des carrières de sable et des rivières dans le pays ».Mais la ruée se poursuit.


A qui profite ce secteur ?


La ruée vers les carrières de sable a débuté dans les années 40 et s’est davantage renforcée après 2010. Morne l’Hôpital, Laboule, Sources Puantes, Carrefour Dufort, Fond Parisien, Rivière Grise, Fontamara et Décayette, sont les principales pourvoyeuses en sable de la région de Port-au-Prince où vivent plus de 3 millions de personnes – soit un tiers de la population de ce pays des Caraïbes.

D’ailleurs, derrière le Trinidad et Tobago et le Mexique, Haïti est le 3epays le plus urbanisé en Amérique Latine et dans les Caraïbes selon un rapport publié cette année par la Banque Mondiale qui ajoute que cette urbanisation rapide et non organisée ne marche pas de pair avec la croissance économique. Plus d’un Haïtien sur 2 se trouve dans les villes, contrairement aux années 50, où 90% de la population vivait en milieu rural. D’ici à 2050, la population haïtienne atteindra le chiffre de 16 millions à en croire les projections de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI). Pas moins de 5 millions seront dans la région de Port-au-Prince en 2030. Ce qui fera notamment croitre davantage le processus exponentiel de densification et d’étalement du bâti, donc accélérer beaucoup plus la ruée vers les matériaux de construction dans les prochaines années.

L’exploitation a évolué, se fait exigeante et s’est mécanisée dans le temps. Le commerce devient beaucoup plus rentable avec l’exode rural et les constructions surtout anarchiques qui se poursuivent. Ceux qui y réussissent sont ceux qui peuvent se procurer des matériels lourds comme le chargeur, le bulldozer et le gradeur pour l’exploitation mécanisée des carrières. Un luxe qui ne peut se permettre le premier venu. Ainsi, les détenteurs de gros capitaux, détenteurs aussi du pouvoir politique ou lui sont proches - louent le sol ou l’afferment, acquièrent le matériel et brassent des sommes dont la Direction Générale des Impôts ne voit jamais la couleur.

« Les personnes qui ont de l’argent ce sont encore les autorités. Ce sont les chefs au pouvoir. Ce sont des sénateurs, des députés et des hommes au pouvoir ou proches du pouvoir qui prennent possession de ces carrières et les exploitent », poursuit la source qui assure que les choses se déroulent comme au temps de la dictature des Duvalier. « Le BME est incapable de se rendre dans certaines carrières pour pouvoir faire des contrôles. Beaucoup d’exploitants refusent de payer des redevances fiscales que réclament une les lois de finance parce qu’ils sont des chefs et se mettent au-dessus de la loi », fait-elle remarquer.

Dans la région de Port-au-Prince, plus d’une dizaine de sites sont exploités dans une anarchie totale, livrés à des particuliers protégés par certains proches du pouvoir politique ou de gangs armés.


Un énorme coût environnemental


En 2011, le Conseil Haïtien des Acteurs Non Etatiques (CONHANE), l’initiative de la société civile (ISC) et la Chambre de Commerce et d’Industrie du Centre ont alerté les autorités sur cette exploitation anarchique et sauvage des carrières qui s’est renforcée tragiquement depuis la réhabilitation de la route nationale #3 grâce à un don de l’Union Européenne.

Des rapports du Bureau des Mines et de l’Energie (BME) avancent qu’aucune action n’a été entreprise par des exploitants pour réhabiliter les surfaces dénudées, incultes et soumises à une érosion de plus en plus active dans des carrières en exploitation au Morne à cabri. Tel est aussi le cas pour de nombreuses autres. A Morne à cabri, le calcaire en exploitation est très proche du type ‘’sable de Laboule’’. Un matériau broyé, blanchâtre, dont la dimension des éléments va du micron au grossier.

Depuis un certain temps, le BME a entrepris de faire des études sérieuses pour identifier les exploitants et les difficultés du secteur. Ainsi, pour Morne à Cabri, un rapport de cette institution à son ministère de tutelle qui est le ministère des Travaux publics, Transports et Communications (MTPTC) – fait état d’une série de problèmes graves. Les pylônes électriques risquent de s’effondrer du fait que l’exploitation des carrières se fait en dessous. Mais aussi, la route nationale #3 qui mène vers Mirebalais se dégrade. « Il faut fermer toutes les carrières dangereuses pour les pylônes et la route. Et laisser en exploitation les carrières qui se retrouvent au fond pour ne pas fermer le commerce dans la zone », recommande un rapport publié en décembre 2011.

Dans ce même document conçu sur les opérations d’extraction au Morne à Cabri, il est noté que celles-cisont le plus souvent réalisées sans aucun souci de protection de l’environnement, d’ouvrages publics existants et du respect des normes techniques légalement admises. Des cratères béants dévisagent le morne, fait remarquer le rapport qui ajoute que les exploitations trop rapprochées de certains pylônes électriques et les cavernes creusées sous des pylônes tendent à les déstabiliser, menaçant ainsi la sécurité de toute la population de la zone métropolitaine.

Il a même fait remarquer que de nouveaux talus aménagés lors de la reconstruction de la route nationale #3 ont été sauvagement agressés par des tunnels creusés pour extraire des matériaux de construction et même des exploitations mécanisées.

Les conditions dans lesquelles s’effectuent l’exploitation des carrières de sable en Haïti sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique, à la protection de l’environnement, aux conditions d’hygiène et de sécurité du personnel, à la voie publique et aux infrastructures routières et énergétiques.

Les éboulements de carrière de sable se font de plus en plus récurrents en Haïti. En janvier 2018, un éboulement a fait pas moins de trois morts à Meyer dans la ville de Jacmel dans le sud-est d’Haïti. Les risques d’éboulements dans le même espace sont aussi élevés. Dans certaines carrières de sable exploitées illégalement et anarchiquement, les méthodes et matériels utilisés ne sont pas adaptés. Ce qui met de nombreuses vies en danger avec les longs tunnels qui se créent au fil de l’exploitation.

Selon les autorités municipales de Jacmel, la carrière à l’intérieur de laquelle s’est produit le drame, était inconnue de la mairie et fonctionnait donc dans la clandestinité totale. Le BME n’a sous les yeux que les exploitations de carrière qui se font dans la région de Port-au-Prince et perd totalement le contrôle des exploitations dans les autres régions du pays où ce commerce de plus en plus florissant prend chaire.

L’exploitation des carrières de sable comporte de nombreux risques et menaces sur la santé et l’environnement. Outre les risques d’inondation, de sédimentation et de dégradation esthétique des villes, l’altération du cadre de vie par la perturbation du trafic, les désagréments dus au bruit et aux vibrations, la dégradation de la qualité de l’eau de la zone et de l’air qu’on respire, les émissions de poussières en provenance des carrières mais aussi lors des transports du matériau font croitre le risque de silicose et rhinopharyngite (rhume, toux) chez les ouvriers et riverains.A l’heure actuelle, la majorité des carrières en fin d’exploitation sont abandonnés sans aucun suivi, laissant derrière un environnement dévasté avec des risques énormes d’éboulements.

Une citation forte tirée d’un rapport élaboré par le bureau des mines et de l’Energie (BME) sur l’état d’avancement des démarches visant à réguler les exploitations de carrières au Morne à Cabri, après leur réouverture en octobre 2011 à la suite d’une fermeture interdisant toute exploitation – suffit amplement pour traduire l’état actuel des choses. Ce document publié en décembre 2011 soulignait : « Le Bureau des Mines et de l’Energie, malgré ses multiples interventions, restait impuissant face aux avaries de ces exploitants de tous poils motivés seulement par le souci de gagner de l’argent dans n’importe quelles conditions ».

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