Danger, galère et résilience : la triste trajectoire de la famille d’un policier haïtien
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Vivre dans la peur des gangs qui sèment la terreur à Port-au-Prince, survivre avec un salaire de misère, … immersion dans la vie d’Anièse et de son mari Charlie, un policier haïtien.

Reportage
Ce mardi matin, Anièse* finit de préparer son fils pour l’école. Avec le sourire aux lèvres, elle célèbre la fin de ce marathon qui a duré environ 30 minutes. « Enfin ! Il faut de la patience et être pleine d’énergie pour faire ça tous les matins », lâche-t-elle dans un soupir. « Tu ne dis pas au revoir à maman et au monsieur ? ». « Au revoir », répond le petit garçon de cinq ans, pressé de rejoindre sa tante qui va l’accompagner. D’habitude, c’est Anièse, la trentaine, qui s’en charge. Mais pour nous recevoir, elle a confié la tâche à sa grande sœur. « Je suis désolée que mon mari Charlie*, ne soit pas avec nous pour l’interview. Mais, vu la situation sécuritaire du pays, c’est compréhensible. »
Charlie, le mari d’Anièse, est un policier. Aujourd’hui, il est de garde pour une deuxième journée d’affilée. Le couple est marié depuis sept ans et vit actuellement à Pétion-Ville, à l’est de Port-au-Prince. Dans la maison, c’est une chambre improvisée qui est réservée à Anièse et à son mari. Une petite pièce dans laquelle on trouve un lit supporté par quatre blocs de béton, un panier, une mallette, deux sacs à dos et quelques livres dispersés. « C’est la maison de ma sœur. Ça, c’est notre petit coin à nous. On est à l’étroit, mais bon, on a un endroit où dormir. C’est tout ce qui compte », dit Anièse en éclatant de rire.
Un rire qui disparait rapidement lorsque le sujet de son départ de son ancien quartier est abordé. Il y a encore six mois, Anièse et sa famille vivaient à Sarthe, une localité de la commune de Cité Soleil. Tout comme plus de 85 % de la capitale haïtienne, ce quartier est sous le contrôle d’un gang. Un gang qui avait décidé de s’en prendre aux policiers et à leurs familles résidant dans la zone. Selon un rapport du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), au moins 30 proches de policiers ont été tués ou blessés lors de cette attaque survenue le 11 novembre de l’année dernière. Et parmi les victimes, il y a eu sept enfants.
« L’attaque a démarré vers six heures du soir et s’est poursuivie jusqu’à 10 heures. Ce fut une soirée d’horreur. Le gang de Terre noire qui contrôle la zone avec l’appui de celui de Canaan et de “Chien méchant” s’était donné pour mission de tuer tous les policiers de la zone. J’ai imaginé le pire pour ma famille », confie Anièse, la voix triste, essayant de retenir ses larmes.
Par pire, la rescapée entend : viol, assassinat, lynchage, cadavres calcinés… Le mode opératoire habituel des gangs. Mais heureusement, après plusieurs appels à l’aide lancés à leurs collègues par téléphone, des véhicules blindés de la police sont venus secourir les policiers et certains de leurs proches. « Pour une fois, ils ont pu intervenir à temps. Ni mon mari ni aucun autre policier n’ont été tués cette nuit-là. Mais on ne peut dire autant pour certains de leurs proches. Plusieurs personnes ont été tuées ou blessées. Une famille entière a été même assassinée. Des maisons ont été incendiées. Le quartier a été complètement bouleversé », nous fait-elle savoir.
Anièse a quitté Sarthe le lendemain de l’attaque avec quelques vêtements et des documents essentiels. Avec son fils, elle a rejoint son mari à Delmas avant de prendre la direction de Pétion-Ville.
30 mille gourdes pour tout
Être hébergé par quelqu’un, vivre à l’étroit, le manque d’intimité, cette situation est loin de plaire à Anièse. Après les évènements de Sarthe, elle a voulu louer sa propre maison. Une tâche qui s’est révélée impossible. « Trouver une maison libre ces temps-ci est très compliqué, étant donné que tous ceux et celles qui ont été chassés de leurs maisons par les gangs optent pour le peu de quartiers qui ne soient pas encore envahis par les bandits. Et avec le métier de Charlie, on ne peut pas prendre le risque d’habiter n’importe où », précise-t-elle.
Au-delà de ces considérations, la plus grande difficulté de la famille reste l’argent. En effet, Charlie est le seul qui a un travail et son salaire mensuel de policier s’élève à 30 mille gourdes, soit environ 230 dollars américains. Avec ce maigre salaire, la famille avait déjà du mal à joindre les deux bouts. Et la fuite de Sarthe a compliqué davantage la situation. « Avec ça, on ne saurait louer une maison. Dois-je préciser que les loyers se paient en dollars américains dans les zones encore accessibles ? 30 mille gourdes ne peuvent même pas nous nourrir, ici, à Pétion-Ville où la vie est beaucoup plus chère que notre ancien quartier », soutient Anièse.
Le brusque changement d’école de leur fils est aussi à considérer dans ce lot de péripéties. En novembre dernier, après avoir versé tous les frais de scolarité pour l’année académique en cours, Anièse pensait avoir fait le plus dur. « On a galéré pour trouver une place pour notre fils dans une autre école, puisque la précédente se trouve à Sarthe. Et lorsque nous avons trouvé celle qu’il fréquente actuellement, on était loin d’imaginer que la scolarité représenterait le triple de celle de son ancienne école », fait-elle savoir.
Alors que la fin de l’année scolaire avance à grands pas, la dernière tranche de la scolarité n’a pas encore été versée. Mais Anièse décide de rester optimiste puisque l’éducation de leur unique fils est la priorité de la famille.
Au nom de la sécurité nationale, au nom de la famille
« Charlie se sacrifie énormément pour notre famille. Il se met en danger pour nous à un moment où les gangs en Haïti ont pour principale cible les policiers. » Cet engagement, Charlie l’a pris en 2020. Et depuis, la situation sécuritaire du pays ne cesse de se détériorer. Des guerres entre les deux fédérations de Gang G9 et G-Pep jusqu’à leur union l’année dernière sous l’appellation de Viv Ansanm (Vivre ensemble), Anièse ne cesse de redouter le pire pour son mari. Mais, en dépit du danger auquel il est exposé, démissionner n’est pas pour lui une option.
« Il me dit toujours : chérie, si je laisse tomber, qui va résister aux gangs ? Nous sommes le dernier rempart pour la population en dépit du fait que nous sommes en sous-effectif, mal payé et mal équipé », nous révèle Anièse, les yeux larmoyants. Mais rapidement, son sourire refait surface lorsque le klaxon d’une moto-taxi retentit. C’est son fils qui rentre de l’école, tout joyeux. Il court vers sa maman qui le prend dans ses bras. À la question comment il vit la situation, Anièse répond que c’est dur pour lui.
« Il a brusquement changé de maison, d’école et d’amis. Il s’est vite adapté. Il n’a que cinq ans quand même. Mais je redoute le jour où il commencera à comprendre ce qui se passe », dit-elle en l’embrassant sur la joue. Un geste tendre pour dissimuler sa peine et la peur d’un avenir encore plus terrible pour sa famille.
Jeff Mackenley GARCON.
*Anièse et Charlie sont des noms d’emprunt.