Les personnes présentant des besoins éducatifs spécifiques doivent encore attendre une école inclusive en Haïti
- 21 avr.
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Dernière mise à jour : 28 avr.
Le système éducatif haïtien est bâti sur l’exclusion, mettant de côté tous ceux et celles qui ne peuvent pas s’y adapter. Les premières victimes de cette situation sont les personnes à besoins spéciaux. Pour leur donner accès à une éducation adaptée, une vingtaine d’écoles spécialisées ont été créées à travers le pays. Le problème est que ces établissements accentuent l’exclusion de cette catégorie sociale.

Texte : Jeff Mackenley GARCON, Emanika Jhovanie Georges et Milo Milfort
Caméra et montage : Djimwood Laporte
Photos : Georges-Harry Rouzier
Enquête
9 heures du matin viennent de sonner à la rue Duncombe, en pleine capitale haïtienne. Nous nous trouvons devant les locaux de l’Institut haïtien de Langues des Signes (IHLS), la première structure du pays à proposer des cours réguliers dans ce domaine. En temps normal, l’établissement devrait accueillir ces étudiant.es pour des cours en présentiel, mais à cause de la détérioration de la situation sécuritaire dans la zone, tout se fait en ligne depuis plusieurs semaines. Après quelques minutes d’attente, Fenel Bellegarde, directeur et cofondateur de l’institut, arrive en taxi. Nous le suivons dans une grande salle pouvant accueillir plusieurs dizaines d’étudiant.es, non loin de son bureau où photos et plaques d’honneur abondent. « Toutes les institutions voisines ont pratiquement déménagé. Il est devenu très risqué de fréquenter le quartier. C’est pourquoi les portes de l’institut sont actuellement fermées », nous fait savoir M. Bellegarde.
Mais en dépit de cette situation, l’IHLS continue de mener un combat de tous les instants pour faciliter l’inclusion des personnes sourdes dans une société où les personnes handicapées sont marginalisées. « Depuis sa création le 4 février 2017, notre objectif est de former un maximum de personnes sur la problématique du handicap en Haïti. Après neuf mois de cours, nos étudiant.es reçoivent soit un diplôme d’interprète en langue des signes, soit un diplôme d’enseignant.e, soit un diplôme de pratiquant.e de langue des signes », nous fait savoir le spécialiste de l’accessibilité, du handicap et de l’accompagnement.
En huit ans d’existence, l’établissement a déjà formé plusieurs centaines de jeunes. Son message phare : faire savoir que les personnes sourdes sont des personnes à part entière. « Notre objectif est de contribuer à la construction d’une société où chacun jouit des mêmes droits. Beaucoup ne comprennent pas l’ampleur de notre travail ni son impact sur la population en termes de vivre ensemble, d’inclusion, ou encore en ce qui concerne l’application des engagements de l’État haïtien envers les personnes handicapées », poursuit M. Bellegarde. En effet, l’État haïtien s’est engagé à de multiples reprises en faveur des personnes en situation de handicap.
La constitution de 1987, amendée en 2011, garantit notamment leur protection et leur accès à l’éducation. Et sur cette même lancée, le 13 mars 2012, une loi sur l’intégration des personnes handicapées est ratifiée par le Sénat haïtien. L’article 32 de cette loi indique que l’accès à l’éducation est garanti à toutes les personnes handicapées et que toute forme d’exclusion du système éducatif fondé sur le handicap est formellement interdite. « Les personnes ayant une déficience physique ont libre accès aux centres scolaires publics et privés. Le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle veille au respect de cette disposition par les responsables des écoles privées et publiques », peut-on lire dans l’article 33 dudit document.
Si les dispositions légales ne manquent pas, il est en revanche impossible de dire autant de leur application, puisque l’exclusion des personnes à besoins spéciaux du système éducatif haïtien continue d’être la norme. D’ailleurs, l’État est le premier à violer ces lois et conventions signées. Silvie Laurore, la trentaine, en a fait les frais. Frappée par la typhoïde alors qu’elle n’était qu’un bébé, la maladie a laissé la jeune fille handicapée. Une situation qui l’a privé de son droit à l’éducation. De la maternelle à la terminale, les établissements scolaires successifs refusaient de l’accepter. Le fait qu’elle boite et qu’elle ait besoin de plus de temps que les autres pour prononcer les mots était jugé comme un fardeau pour les établissements scolaires choisis par ses parents.
« Si, aujourd’hui je sais lire et écrire, c’est surtout grâce à mon psychologue. Il a remarqué que je pouvais apprendre et a conseillé à mon père de m’inscrire dans une école située à proximité de chez nous. L’école la plus proche a refusé, prétextant que ce serait une perte de temps. Le psychologue m’a alors inscrite dans une école qu’un de ses amis tenait », raconte-t-elle.
Le manque de statistiques sourcées dans ce système est la preuve de l’abandon de cette population par les autorités étatiques. Entre 10 et 15 % de la population haïtienne vit avec un handicap. On laisse croire qu’il existe une vingtaine d’écoles spécialisées à travers tout le pays, pourtant, seulement 3 % des enfants en situation de handicap seraient scolarisés. Des chiffres couramment utilisés, mais pour lesquels on ne parvient pas à trouver de sources correctes.

Silvie a ensuite intégré le centre Saint-Vincent pour enfants handicapés de la communauté anglicane de l’église épiscopale d’Haïti, où elle est restée neuf ans. Après, la jeune fille a dû refaire face aux refus d’intégration du système scolaire haïtien. De 2015 à 2017, elle n’a pas pu fréquenter le moindre établissement scolaire. Une période difficile pour la native de Morne Lazarre, une commune de Pétion-Ville, à l’est de Port-au-Prince. « J’étais rejetée à cause de mon handicap. Chaque refus était émotionnellement douloureux. J’ai même pensé au suicide », confie-t-elle tout en essayant de garder le sourire. Seulement trois écoles ont voulu accueillir Silvie, mais la scolarité dépassait les moyens de son père. Elle a dû patienter jusqu’à l’année scolaire 2017-2018 pour pouvoir retourner sur les bancs de l’école.
« Mon père m’a inscrit dans une école située à proximité de la maison, ici, à Morne Lazarre. Évidemment, les responsables ont d’abord refusé. Mon père a dû leur expliquer que ce n’était pas un problème pour moi de ne pas obtenir la moyenne de passage, tant que j’étais prise en charge. Histoire de faire passer le temps », raconte celle qui a fini par se faire une place dans cet établissement où elle a obtenu son bac, non sans peine.
" Les écoles m'ont rejeté à cause de mon handicap. Chaque refus était émotionnellement douloureux. J’ai même pensé au suicide ", Silvie Laurore
Une éducation caractérisée par l’exclusion
Maccenat André, travailleur social en milieu scolaire, en est conscient. « L’inclusion n’est pas une pratique courante dans nos écoles. Logiquement, comme nous ne pratiquons pas l’inclusion, nous ne réfléchissons qu’au groupe dominant. Tout est conçu pour son avantage. Les autres groupes de personnes ne sont pas pris en compte. En effet, nous avons tendance à minimiser l’importance de la minorité », laisse-t-il entendre. Il dénonce le fait que, lors de la mise en place du mobilier scolaire, rien n’est prévu pour les personnes qui n’ont pas de bras, qui n’ont qu’une jambe, ou qui rencontrent des difficultés à se mouvoir avec leurs membres inférieurs ou supérieurs, alors que cette catégorie ne constitue pas une minorité marginale.
« L’éducation inclusive n’existe pas en Haïti. » C’est en tout cas le constat de Jo-Ann Garnier, directrice exécutive d’Enpak, une ONG qui milite en faveur de l’inclusion des personnes handicapées en Haïti. Selon elle, l’inclusion n’est pas une priorité pour le système éducatif haïtien. « C’est un système qui a tendance à marginaliser les personnes ayant des besoins particuliers. Notamment celles qui vivent avec un handicap », analyse la responsable. Mme Garnier y voit trois obstacles : un manque de directives de l’État haïtien, des établissements non accessibles pour les enfants en situation de handicap et troisièmement une sous-représentation sociale des personnes à besoin spécial « Comme les personnes handicapées font l’objet de discriminations et de fortes stigmatisations, les parents d’enfants handicapés préfèrent souvent les garder à la maison, à l’abri de tout ce qui pourrait leur porter atteinte », explique-t-elle.
" L’inclusion n’est pas une pratique courante dans nos écoles ", Maccenat André, travailleur social en milieu scolaire
Et quand des parents décident tout de même de faire face au système, ils se heurtent à l’absence de matériels pédagogiques adaptés aux besoins de leur enfant. Ce sont eux ou leurs proches qui font tout le travail d’apprentissage à la place des enseignant.es. « Imaginez un enfant non voyant qui fréquente une école où il n’y a pas de documents en braille. Ou encore, un.e enfant sourd.e dans une école où l’on n’utilise pas la langue des signes. Dans ce contexte, le message du système devient clair : si vous vivez avec un handicap, vous n’avez pas votre place à l’école », poursuit Jo-Ann Garnier. Dans cette course à l’exclusion qui est présente dans toutes les sphères de la société haïtienne, une hiérarchie est dessinée. Selon Fenel Bellegarde, le spécialiste de l’accessibilité, du handicap et de l’accompagnement, ce sont les personnes en situation de handicap qui occupent la dernière place. Selon lui, cela s’explique par le fait qu’en Haïti, ce sont les personnes en situation de handicap qui s’adaptent à leur environnement physique et humain.
Pour avoir accès à l’éducation, nombreuses sont les personnes en situation de handicap qui se lancent dans ce processus d’adaptation au risque d’être rejetées, voire humiliées. Une situation aux conséquences désastreuses, selon Mireille Dextra, travailleuse sociale et normalienne. « Lorsque nous décidons d’exclure une partie de la population du système scolaire, cela crée davantage d’inégalités sociales. Nous sommes ainsi privés du potentiel de beaucoup de jeunes qui pourraient contribuer au développement du pays », explique-t-elle. Pour Mireille, cette façon de faire déshumanise toute une catégorie sociale. « En agissant ainsi, nous faisons croire à ces personnes qu’elles ne comptent pas et qu’elles n’ont aucune valeur pour notre société », poursuit-elle.
Parmi les personnes ayant des besoins spéciaux oubliées par le système éducatif haïtien se trouve, entre autre, les autistes, les filles enceintes, les handicapé.es (un.e malvoyant.e, une sourd.e-muet.te, un manchot...), les gaucher.ères, les enfants ayant des difficultés d’apprentissage, etc.
Le message du système devient clair : si vous vivez avec un handicap, vous n’avez pas votre place à l’école ", Jo-Ann Garnier, militante aux droits des personnes handicapées.
Les écoles spécialisées, des palliatifs problématiques ?
Après que leurs enfants en situation de handicap ont été rejetés par certaines écoles, divers parents optent pour des centres spéciaux. Ces écoles se donnent pour mission de fournir une éducation adaptée aux besoins des élèves. À ce jour, une vingtaine d’établissements de ce type ont été répertoriés à travers le pays.
Depuis quelques années, l’établissement Psychoéduquer s’est lancé dans cette aventure. « Après des études à l’étranger, mon frère et moi, dès notre retour dans le pays, avons décidé de changer les choses dans le système éducatif haïtien », nous explique Gihane Déjoie Mathurin, la directrice académique de l’institution. Une fois mise sur pied, l’institution a adopté la théorie des intelligences multiples. Ce qui signifie que chaque enfant apprend d’une manière différente et qu’il n’existe pas une seule forme d’intelligence. « Nous encourageons une éducation inclusive où chaque élève peut évoluer dans un environnement respectant son style et son rythme d’apprentissage », détaille la psychologue scolaire. Malheureusement, certaines écoles abandonnent les enfants en cours de route lorsqu’elles se rendent compte qu’ils ont trop de difficultés d’apprentissage.
Selon Mme Mathurin, l’école qu’elle dirige propose de s’attaquer à un problème majeur qui est toujours présent dans le système éducatif haïtien. Celui des enfants négligés ou encore de ceux et celles qui ne pouvaient pas s’adapter au système éducatif traditionnel. « Nous recevons des élèves en situation de handicap, des élèves ayant besoin d’une éducation spéciale, des élèves ayant un quotient intellectuel avancé… Ils.elles bénéficient de ressources adaptées à leurs situations », nous fait savoir la psychologue infantile. Cette pédagogie facilite un apprentissage sans contraintes, selon la responsable. C’est d’ailleurs l’une des règles d’or de Psychoéduquer. « Forcer un élève à faire quelque chose qui n’est pas adapté à ses capacités ou qui le mette sous pression ne fait pas partie de nos méthodes d’apprentissage. Nous choisissons celles qui peuvent stimuler la créativité des élèves », souligne Gihane Déjoie Mathurin.

" Nous encourageons une éducation inclusive où chaque élève peut évoluer dans un environnement respectant son style et son rythme d’apprentissage ", Gihane Déjoie Mathurin, directrice académique de Psychoéduquer.
S’il est vrai que des établissements comme Psychoéduquer permettent de former des enfants handicapés laissés pour compte par les écoles traditionnelles, ils ne permettent pas pour autant leur inclusion dans la société. Pour Jo-Ann Garnier, militante en faveur des droits des personnes handicapées, ces établissements représentent un défi pour la socialisation. « Ces écoles réunissent en un seul lieu les élèves à besoins spéciaux pour y recevoir une éducation spécialisée. Mais en agissant ainsi, il faut se demander comment des adultes sans handicap pourraient accepter et interagir avec des personnes handicapées s’ils ou elles ne les ont pas côtoyées à l’école », s’interroge-t-elle.
À cela vient s’ajouter un autre déséquilibre, géographique cette fois : les rares écoles spécialisées que compte le pays sont quasiment toutes concentrées dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Elles ont une capacité d’accueil limitée et ne sont pas accessibles aux petites bourses. D’ailleurs, l’État ne dispose d’aucune école spécialisée, révèle notre investigation. Ce qui signifie qu’elles sont soit privées, soit entre les mains des congrégations religieuses. Et le fait que ces écoles soient majoritairement situées dans la capitale exclut les enfants des villes de province présentant des besoins spécifiques.
À ces déséquilibres sociaux et géographiques s’ajoute un impératif financier. Les congrégations religieuses, soutenues par l’État, se plaignent du manque de soutien et ne cessent de lancer des appels à l’aide, tant de l’intérieur que de l’extérieur. De même, les écoles privées ne cessent de se plaindre de l’absence d’appui de la part de l’État pour faire face à leurs ressources limitées. « L’école lutte pour obtenir du matériel pédagogique et technologique. Ce qui ralentit la réalisation de certains de nos objectifs. Les autorités concernées ne nous apportent absolument aucune aide. Nous nous battons seuls. Tout ce dont nous avons besoin pour fonctionner vient de l’étranger, mais c’est très difficile et coûteux », se lamente Gihane Dejoie Mathurin, directrice académique de Psychoéduquer, expliquant ainsi la cherté des écoles spécialisées en Haïti.
En effet, pour pouvoir se procurer facilement des matériels pédagogiques coûteux et payer sans difficulté des professionnel.les qualifié.es, les frais de scolarité dépassent de loin ceux des écoles traditionnelles. Puisque l’éducation spécialisée coûte cher, la plupart des parents d’enfants en situation de handicap ne sont pas en mesure de payer, explique Jo-Ann Garnier, qui estime que les écoles sont censées être en mesure d’accueillir tous les types d’enfants. Dans une même école, on peut trouver des enfants aux capacités différentes. Certains peuvent avoir des besoins éducatifs différents. « La discrimination demeure de la discrimination, quelle qu’elle soit. La société a besoin que les enfants handicapés puissent être dans la même pièce que les autres et apprendre avec eux. Ce n’est pas une réponse adéquate », précise-t-elle.
Enquet'Action a constaté finalement un déséquilibre dans l’enseignement des écoles spécialisées. Il n’existe aucun programme standard, encore moins de supervision, voire de régulation, dans la dynamique de l’école inclusive en Haïti. Ainsi, chaque école fonctionne comme elle l’entend, sans respecter le moindre standard éducatif minimum ni s’assurer du suivi de directives ou de méthodes pédagogiques appropriées aux besoins des élèves en situation de handicap. Interrogée à ce sujet, Gihane Déjoie Mathurin renvoie la balle du côté de l’État : « C’est un problème lié au manque d’engagement de l’État dans l’établissement d’un système éducatif inclusif. Si l’État ne donne pas de directives, de supports et de régulation relatifs aux écoles spéciales, cela pourrait refléter de la négligence dans le développement de l’éducation des personnes à besoins spéciaux », se défend-elle.
Il y a aussi des directeurs d’écoles spécialisées qui ignorent l’existence même de la CASAS, le bureau du ministère de l’Éducation en charge de la question, comme l’a révélé l’investigation menée par Enquet’Action. L’inclusion en Haïti, ou du moins la promotion de l’inclusion dans le système éducatif haïtien est pratiquement uniquement entre les mains des organisations internationales, créant ainsi une véritable dépendance. Les matériels éducatifs sont totalement importés et les fonds pour la tenue de formations proviennent d’institutions internationales, telles que le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF). Le document de politique nationale en éducation inclusive en préparation est élaboré avec l’appui financier de la Banque mondiale, car l’État n’a pas le budget nécessaire.
" La société a besoin que les enfants handicapés puissent être dans la même pièce que les autres et apprendre avec eux ", Jo-Ann Garnier
La CASAS réduite à une peau de chagrin
Face à cette situation d’exclusion scolaire, l’État haïtien continue de briller par son absence, même s’il a créé la Commission d’Adaptation scolaire et d’Appui social (CASAS) en 1993. Placée sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, cette structure a pour mission d’intégrer et de scolariser les enfants en situation de handicap ainsi que les enfants défavorisés. Mais, en dépit de l’existence de cette commission, l’inclusion scolaire ne semble toujours pas être une priorité pour les autorités éducatives du pays. C’est du moins ce que nous révèle Louis-Pierre Janvier, le coordonnateur de l’institution. Ce n’est qu’actuellement que la CASAS travaille sur une politique nationale d’éducation inclusive avec l’appui financier… de la Banque mondiale (BM). Cela signifie qu’il n’existe pas, à ce jour, de directives claires en matière d’éducation inclusive pour les enfants en situation de handicap. L’État n’établit pas de politique éducative précisant sa vision d’un système éducatif inclusif. Par conséquent, en l’absence de cadre définissant les termes, chacun interprète et nomme à sa guise ce qu’il considère comme une éducation inclusive dans une société où les personnes en situation de handicap sont généralement marginalisées, discriminées et stigmatisées.
« Depuis la naissance du pays, ce n’est que récemment que l’État a commencé à tenir compte de toutes les catégories sociales qui s’y trouvent. Soit en signant des conventions, soit en prenant certaines initiatives, mais le pays reste traditionnellement un pays d’exclusion », explique le coordonnateur de CASAS. En Haïti, prendre des initiatives étatiques et s’impliquer pour obtenir les résultats escomptés relève de l’héroïsme, comme en témoigne le traitement que reçoit la CASAS. « Nous ne disposons pas du personnel, des ressources matérielles, ni des fonds nécessaires pour mener à bien notre mission », déplore son coordonnateur qui nous a reçus dans un espace prêté où l’institution organise des formations en braille et en langue des signes. En effet, la CASAS ne dispose pas de bureau.

Cette structure publique, qui existe depuis 32 ans, ne dispose pas encore de son propre budget, ne serait-ce que pour rémunérer son personnel déjà en sous-effectif. Jusqu’à aujourd’hui, l’institution ne compte que 2 psychologues, 4 techniciens en langue des signes, 3 techniciens en braille et un seul professeur itinérant, alors qu’elle a besoin d’environ 2 700 psychologues, 2 000 travailleurs sociaux et 1 500 techniciens en braille et en langue des signes, selon Pierre-Louis Janvier. « Nous n’avons pas de travailleurs sociaux, d’orthopédagogues, ni d’orthophonistes. Mais nous avons des accompagnateurs bénévoles avec lesquels nous avons des obligations morales. »
" Depuis la naissance du pays, ce n’est que récemment que l’État a commencé à tenir compte de toutes les catégories sociales qui s’y trouvent ", Louis-Pierre Janvier, coordonnateur de la CASAS.
Étant donné qu’il s’agit d’une commission, la CASAS ne peut pas procéder à des recrutements. Cette tâche est en effet réservée au ministère de l’Éducation nationale, son institution de tutelle. Fenel Bellegarde, spécialiste en accessibilité, handicap et accompagnement, juge cette situation anormale. « Vous imaginez qu’une structure telle que la CASAS, qui s’occupe de la question du handicap ou de la scolarisation des enfants handicapés au nom du ministère de l’Éducation nationale, n’est qu’une simple commission ? Ce qui signifie qu’une proposition émanant d’elle doit suivre un long processus avant d’arriver au ministre de l’Éducation nationale », explique-t-il. Pour Fenel Bellegarde, la réalité est claire : la CASAS est presque insignifiante au sein du ministère de l’Éducation nationale. Ce qui serait différent si elle était une direction. « Être une direction au sein d’un ministère signifie que l’on peut bénéficier d’un statut plus élevé et qu’on peut travailler en étroite collaboration avec le ministre », précise-t-il.
" La CASAS ne dispose pas du personnel, des ressources matérielles, ni des fonds nécessaires pour mener à bien sa mission" , Louis-Pierre Janvier
ENPAK : « La situation est encore réversible »
La volonté politique est cruciale pour parvenir à une véritable inclusion en Haïti. « Je suis favorable au modèle inclusif, car il est le meilleur. L’inclusion ne peut être réalisée que si la volonté est présente en premier lieu. On ne parviendra jamais à l’inclusion totale, mais il faudrait qu’on commence quelque part », souligne Fenel Bellegarde, qui travaille au Bureau du Secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées (BSEIPH) comme coordonnateur de l’unité accessibilité universelle. Il est également le fondateur de l’Observatoire haïtien du handicap et de la communication inclusive, une association dédiée entre autres à la promotion de l’inclusion des personnes en situation de handicap en Haïti.
Renforcer la CASAS, insérer la question d’inclusion dans le cursus des écoles normales, former des enseignant.es sur l’approche pédagogique inclusive ou encore investir dans la cause, telles sont les propositions de Jo-Ann Garnier. Selon cette militante en faveur de l’inclusion des personnes handicapées, Haïti a tout à gagner à investir dans l’éducation inclusive. « Une telle initiative favoriserait l’émergence d’une société plus juste et égalitaire », croit-elle. Elle rejette également les arguments faisant croire que l’argent manque pour rendre l’école haïtienne inclusive. « Il y a assez d’argent dans le pays. Il suffit de l’allouer là où il faut. Certes, nous ne pouvons pas transformer toutes les écoles traditionnelles en écoles inclusives du jour au lendemain, mais nous pouvons commencer par former les enseignant.es à l’éducation spécialisée », souligne la responsable d’Enpak.
Il faudrait des professeur.es formé.es à cette pratique, ainsi que des établissements adaptés aux besoins de tous les apprenant.es. C’est l’avis de Mireille Dextra, travailleuse sociale et enseignante, qui souhaite que toutes les écoles soient en mesure de recevoir tous les types d’élèves. « Les écoles doivent être des espaces accessibles à toutes les catégories sociales. Elles doivent être munies de matériels pédagogiques spécifiques, comme des livres en braille et des technologies pouvant répondre aux besoins des élèves », plaide celle qui ne cesse de prôner une école haïtienne inclusive. Selon elle, cette école devrait être décentralisée. « Nous ne pouvons pas continuer avec un système où tout se fait à Port-au-Prince. Après avoir établi une politique nationale en faveur de l’éducation inclusive, l’État doit construire des écoles inclusives partout à travers le pays. Des écoles qui doivent être gratuites », propose Mireille Dextra.
Fenel Bellegarde abonde dans le même sens. Selon lui, l’approche inclusive est préférable à l’approche des écoles spéciales ou au modèle intégré. Interrogé sur la nécessité de supprimer totalement les écoles spéciales pour favoriser l’inclusion, le spécialiste de l’accessibilité, du handicap et de l’accompagnement répond : « En attendant l’inclusion, il peut toujours y avoir une place pour les écoles spécialisées pour des cas sévères, comme des enfants ayant des retards de langage ou encore des enfants incapables de se tenir debout seuls. »
À l’instar de Silvie Laurore, que nous avons citée plus haut, il y a plusieurs personnes handicapées qui parviennent tant bien que mal à être scolarisées et à gagner leur vie dans le pays, avec l’aide de leurs parents et de leurs proches. Toutefois, l’éducation pourrait contribuer à l’élimination des obstacles et des limites auxquels les personnes handicapées sont confrontées. Les vrais handicaps sont les barrières créées par la société, les politiques publiques et les lois qui entravent l’autonomie et l’indépendance d’une personne handicapée, tout comme celle de n’importe quel citoyen dans le pays. L’éducation inclusive peut aider les personnes handicapées à surmonter ces obstacles et à s’épanouir pleinement dans la société, tout en contribuant au développement de leur pays. En effet, l’éducation inclusive rendrait les gens indépendants et autonomes.
Cette enquête est produite dans le cadre du projet « Journalisme : Enquêtes, Reportages et Grands Reportages sur l’éducation en Haïti » financé par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour le compte du programme Lekòl Nou.
Chapeau ! Vous avez fait un travail remarquable sur le sujet.