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Port-au-Prince a épousé son premier salon du livre

Port-au-Prince, ville de tous les noms. Ville de tous les maux, ville de tous les mots. Port-au-Prince a été baptisé en 2017, la capitale du livre. Dès lors, les instigateurs ont pris l’initiative de laisser des livres dans les espaces publics de nature à ce que des lecteurs et lectrices tombent dessus. C’était une manière très singulière de promouvoir la lecture. Les livres ont marché. Ils sont allés à la rencontre des amoureux des belles lettres. Environ cinq années après, des jeunes ont décidé de planifier une rencontre plus intense entre livres et lecteurs/lectrices. C’est le Salon du livre. Auteurs et maisons d’édition ont répondu à l’appel pour donner une tribune aux verbes d’une génération d’écrivains.




Reportage


15 décembre 2023. Port-au-Prince se lève et se livre au soleil comme un livre ouvert. Les rayons de cet astre provocateur débordant sur tous les recoins de la ville nous conduisent à la ruelle Chavannes. Le Centre Culturel Caraïbes (CCC), nouveau lieu de prédilection des activités culturelles de la capitale, accueille la première édition du Salon du Livre de Port-au-Prince. 10 heures du matin. Nous franchissons la porte d’entrée du CCC. C’est une salle presque vide au décor bien planté qui nous accueille. Quelques haut-parleurs éparpillés dans une salle tiennent un instrumental qui dégorge une douce mélodie de Noël caressant les sens des invités. 


Au fond, un mariage de bleu et de blanc nous capte l’attention. Auteurs et maisons d’édition s’installent et s’arrangent à recevoir leurs lecteurs et lectrices qui défilent. Quelques minutes plus tard, la salle est remplie comme une huître. Le coordonnateur donne le coup d’envoi de la journée. « Au départ, c’était une idée un peu folle portée par un ensemble de jeunes étudiants.es issus majoritairement de l’Université d’État d’Haïti », souligne Emmanuel Pacorme tout souriant devant la pleine réalisation de son idée.


Pacorme continue son propos en rappelant que l’événement s’est donné une double mission. « Le Salon du livre de Port-au-Prince se veut être l’espace par excellence de mise en valeur des jeunes auteurs et autrices haïtiens.es et aussi un lieu de réflexion sur un ensemble de problèmes rencontrés par le secteur du livre en Haïti », dit-il. Selon le responsable des lieux, cet élan porte aussi, en son sein, la commercialisation et la médiatisation des productions des nouvelles générations d’auteurs qui n’ont pas manqué d’extérioriser sa nostalgie d’une vidée de ses activités culturelles.


Le jeune étudiant en communication sociale insiste sur le fait que la capitale d’autrefois était une ville de théâtre, une ville de poésie, une ville de production littéraire. Aujourd’hui, le constat est triste. C’est, selon lui, un tableau présentant la mort lente de toute cette vie. De là, il voit ce salon comme un élément fondamental dans la construction de la personnalité de l’auteur.




Une tentative de résurrection de la capitale


Port-au-Prince est depuis quelque temps une ville vidée d’elle-même. Le Théâtre National au Bicentenaire part dans la fumée des coups de feu. Le Rex a été assassiné avant même l’ancien président Jovenel Moïse. Les bibliothèques sont fermées. Ils sont légion, les artistes, auteurs et autrices, lecteurs et lectrices qui quittent le pays chaque année. Les riverains sont contraints de laisser leurs zones et leurs maisons. Même le Palais de justice de Port-au-Prince a été délocalisé sous la pression des gangs armés. Réunir des auteurs/autrices et lecteurs/lectrices au Centre Culturel Caraïbes (CCC) est un véritable défi. 


Parmi les auteurs et autrices qui ont pris ce risque : Louis Bernard Henry, lauréat du prix Deschamps 2021 ; Carl Henry Brun, Lauréat du prix Amarante, Litainé Laguerre et son recueil : Devwa Afwontman. Ce dernier nous a expliqué ce qu’il entend affronter. « Nous vivons une réalité qui sent mauvais. Fuir ne va pas changer les choses. Nous avons cette capacité d’agir sur la situation, mais en l’affrontant. Affronter c’est une forme d’espérance », argumente le poète. Litainé croit que le devoir d’affrontement relève, dans une certaine mesure, d’une forme de responsabilité. Pour lui, même si l’on ne peut pas changer automatiquement le présent, il faut l’affronter pour mieux envisager le lendemain pour les générations futures.


« Affronter, c’est comprendre que cette insécurité occasionnant la fermeture des écoles et des universités, cette migration massive, tout ça participe d’un plan bien déterminé. Ce n’est pas un hasard », ajoute le fils de Cité-Soleil. Le poète souligne que si l’on parle uniquement de ceux et celles qui laissent le pays sans se questionner sur les autres jurant de rester et de lutter, c’est aussi une forme de communication pour faire silence sur une catégorie. « Devwa Afwontman est un texte reposant sur l’urgence. Urgence de l’écrire très rapidement, urgence de vivre, urgence de comprendre que cette réalité va m’écraser et que je dois l’affronter très rapidement », explique-t-il. 


L’auteur reconnaît que son parcours et sa vie à Cité-Soleil ont leurs empreintes sur sa plume. Mais, sa conviction est fondée sur le fait que la violence est partout même si elle n’a pas le même nom. « La violence n’est pas uniquement à Cité-Soleil. Seulement, il y a une violence qui est parlée, une autre qui n’est pas parlée », élabore-t-il, précisant qu’il y a des raisons pour lesquelles on fait la propagande sur une telle violence en faisant l’amnésique sur une autre. Selon Litainé Laguerre, ce comportement a facilité la gangstérisation du pays. « Ils ont dit que c’était normal à Cité-Soleil puisqu’il s’agit d’un ghetto. Et maintenant, la violence a laissé le ghetto », lance le poète en insistant sur le fait que ce sont les enjeux économiques des espaces qui expliquent le rapport des acteurs face à la violence orchestrée sur les populations.


Les maisons d’édition ont également répondu à l’appel. Johane Joseph représente l’Édition cérébrale dont elle est la fondatrice. Parmi les ouvrages exposés devant elle se trouve un recueil de poèmes écrit par des prisonnières de la prison civile de Cabaret. « Ils ont été écrits lors d’un atelier d’écriture animé par Ricardo Boucher, sous les auspices du Festival Quatre Chemins. Les poèmes ont été compilés et édités par l’Édition cérébrale en vue d’aider les femmes incarcérées », nous explique Mme Joseph. 


À quelques pas se trouve Nerla Conserve, représentante de Varella, une édition parrainée par l’édition Milot qui évolue en France. Elle raconte que les éditions qu’elle représente encouragent vivement ces genres d’activités. « Nous ne pouvons pas arrêter de travailler à cause de l’insécurité », relate la communicatrice occupant une table remplie de livres avec une caméra, surveillant chaque occasion exigeant une prise de photo. Selon elle, ces activités peuvent contribuer à la réduction de l’insécurité dans le pays. 


Même si Emmanuel Pacorme ne partage pas cette idée, il croit que les livres et les écrivains ont un certain poids sur la société. « Les écrivains sont les historiens du présent. Ils sont là pour raconter le temps. Ceux qui écrivent aujourd’hui tentent de radiographier la société », élabore-t-il, arguant qu’à un certain moment, c’est grâce à ces écrivains qu’on pourra retracer la réalité. Le Salon du Livre de Port-au-Prince sert de prétexte pour cette tentative de retracement de cette réalité très marquée aujourd’hui par l’insécurité. 


« C’est un plaisir de voir qu’il y a des gens qui sont intéressés par les livres en dépit de la situation du pays. Le salon s’inscrit dans cette démarche avec la prétention de montrer que Port-au-Prince n’est pas uniquement cette ville chaotique. C’est une tentative de redonner une autre image à Port-au-Prince », termine le leader de la première édition.


Jean Robert Bazile



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