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Pourquoi les élections riment-elles avec violence en Haïti ?

  • 8 juil.
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 3 sept.

Le 29 novembre 1987, Haïti a tenu ses premières élections « démocratiques ». Ce nouveau chapitre dans l’histoire récente du pays a également inauguré une ère de violences qui se perpétuent encore à l’heure actuelle lors des élections. Au départ, les milices et les militaires étaient responsables de ces actes de violence, mais, à partir des années 2000, ce sont les gangs armés qui ont pris le relais, alimentant ainsi la chronique d’une dérive axée sur une culture de la violence qui n’en finit plus.


Enquête


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Enquête

 

Des personnes gisant dans leur sang. Au milieu d’elles, un homme débout avec son arme en main. À quelques pas, le visage d’une dame qui crie, les yeux bandés. Et plus loin, une balance, le symbole de la justice. C’est cet ensemble de graffitis qui nous accueillent à la ruelle Vaillant dans les hauteurs de Lalue, en plein centre-ville de Port-au-Prince. Le dessin a été peint pour rappeler la fusillade du 29 novembre 1987 perpétrée par des militaires, ici même. L’évènement a coûté la vie à une vingtaine d’électeurs le jour même des premières élections haïtiennes de l’ère démocratique.

 

Les victimes faisaient la queue pour se rendre à l’École Nationale Argentine Bellegarde, leur bureau de vote. Aujourd’hui, près de 38 ans plus tard, seule cette image, très visible sur le mur extérieur de cet établissement, rappelle encore l’évènement. À l’intérieur, c’est l’image des conséquences de la violence actuelle des gangs. En effet, depuis février 2024, cette école hautement symbolique sert de refuge à des déplacés de différents quartiers de la capitale.

 

Ici, c’est la cacophonie totale. Des enfants courent pieds nus dans toutes les directions, des habits sont étalés par-ci et par-là. Le visage des désœuvrés reflète la misère, la faim et le désespoir. Dans le site, la vulnérabilité est à plein régime. Un malheureux spectacle qui éclipse le souvenir du massacre. « Il n’y a plus rien. Absolument rien », lance une des responsables de l’école exigeant l’anonymat. Avant que l’espace ne soit transformé en camp de réfugiés, poursuit-elle, des proches des victimes, des riverains de la zone et des journalistes y venaient. « L’ancien président Jovenel Moise est venu aussi, tout comme l’ex-Premier ministre Ariel Henry lors des activités commémoratives du massacre. »


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Un projet de mausolée qui n’a jamais vu le jour

 

Sur place, Enquet’Action a eu l’opportunité de voir une image jadis recouverte d’une vitre désormais brisée en deux dont l’une des parties n’est plus. Sur l’image, on peut lire : « Le mausolée des martyrs pour la démocratie, 29 novembre 1987, massacre à la ruelle Vaillant. Lancement des travaux de construction : janvier 2022 ». Une affiche qu’André Michel et Marjorie Michel ont offerte aux responsables de l’établissement lorsqu’ils militaient dans l’opposition à l’époque. « Ils me l’ont donné depuis 2021, après la mort du président Jovenel Moise (au pouvoir entre 2016 et juillet 2021). Ils ont dit qu’ils allaient ériger un mausolée. Mais rien n’a été fait. Nous ne les avons jamais revus », nous révèle la responsable rencontrée sur place.

 

À travers cette initiative, André Michel et Marjorie Michel disaient vouloir perpétuer la mémoire de celles et ceux qui ont été massacrés en ce jour marquant le début de l’exercice démocratique dans le pays. « Sur ce mausolée, les noms des victimes de ce massacre devaient être inscrits, tout comme les victimes des massacres de la Saline, de Cité-Soleil, de Bel-Air ainsi que les noms de ceux qui ont contribué à l’établissement de la démocratie en Haïti », avait souligné Me André Michel en 2021.

 

Quatre années plus tard, la pose de la première pierre de ce projet commémoratif se fait encore attendre. Contactés par notre rédaction sur le sujet, les deux initiateurs n’ont pas donné suite à nos messages.


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La violence, une constance dans les élections haïtiennes

 

« Le jour même de notre première expérience électorale, après avoir vécu une longue dictature, des militaires ont fait un vaste carnage à la ruelle, Vaillant sur de simples citoyens qui n’avaient que leur bulletin en main. Dans d’autres endroits, comme l’Artibonite, il y avait beaucoup de situations de violences. La situation était tellement inquiétante qu’on a dû arrêter le processus électoral », nous a fait savoir Marie Frantz Joachim, ancien membre du Conseil Électoral provisoire (CEP) entre 2016 et 2020 en entretien exclusif à Enquet’Action.

 

À l’instar de cette première expérience, toutes les élections qui ont suivi ont été marquées par des violences. Intimidation, destruction des bureaux et des centres de votes, bourrage d’urnes, incendies, fusillades… tous les moyens sont utilisés. « Dans les années 2000, on a dû reporter la date des élections à plusieurs reprises. C’était impossible d’établir et de faire respecter un calendrier électoral. Plus près de nous, en 2015, des scènes de violences inouïes dans plusieurs circonscriptions électorales ont occasionné la reprise des élections l’année suivante, soit en 2016 », a poursuivi Mme Joachim.

 

Selon l’ancienne conseillère électorale, ce phénomène n’a qu’une seule finalité : changer le résultat des élections. « Cela veut dire que si, par exemple, je suis candidate dans une circonscription, et que je sais que mon adversaire a une longueur d’avance sur moi dans tel ou tel centre de vote, pour changer le résultat en ma faveur, j’envoie mes partisans incendier le centre de vote concerné », a-t-elle illustré.

 

À travers ce genre d’initiatives, Ricardo Germain, expert en sécurité, y voit une culture de la violence, laquelle a traversé l’histoire électorale du pays. « Cela remonte bien avant les évènements du 29 novembre 1987. Ce climat de violence s’explique en grande partie par notre refus collectif de nous plier aux règles du jeu démocratique et par notre tendance à nous réfugier derrière une maxime que nous avons nous-mêmes inventée et intériorisée : Konstitisyon se papye ; bayonèt se fè (la constitution n’est que papier, la baïonnette, quant à elle, est faite de fer) », a-t-il expliqué.

 

Pour Jude Edouard Pierre, ancien maire de la commune de Carrefour au sud de Port-au-Prince, les actes de violence sont dus au fait que les acteurs politiques haïtiens sont des mauvais perdants. Selon lui, ceux qui agissent ainsi ne croient pas en un État de droit ni dans le principe démocratique : un citoyen, un vote. « Ces mauvais perdants refusent d’admettre la victoire de leurs adversaires. Pour eux, ce n’est même plus une question d’adversaires politiques ou électoraux, mais d’ennemis. Tout cela a contribué dans cette débâcle nationale à laquelle nous faisons face. C’est ce qui a permis à l’insécurité de s’installer comme système », a argumenté l’ancien agent intérimaire. 

 

Si l’on croit Jude Edouard Pierre, l’omniprésence de la violence dans les élections en Haïti est due au fait que le pays n’a jamais préparé la transition vers la démocratie. « Nous sommes en présence d’un système qui prime les intérêts des particuliers, la multiplication des partis politiques, les dénonciations calomnieuses, le non-respect des principes mêmes de la démocratie. Pour m’illustrer. Depuis 1987, nous avons décidé qu’il devait toujours y avoir des maires élus à la tête des communes. Saviez-vous que, voilà 38 ans que nous avons adopté cette résolution, aucun maire élu n’a jamais été remplacé par un autre maire élu ? Cela n’aide pas », a précisé l’ancien président de la Fédération nationale des Maires d’Haïti (FENAMH).

 

Des élections qui ne sont pas organisées à temps, la présence d’une forte violence lorsqu’elles se déroulent, pour Jocelyne Colas Noël, directrice exécutive de la Commission épiscopale Justice et Paix (CE-JILAP), une seule explication s’impose : en Haïti, les acteurs politiques perçoivent la démocratie comme une lutte. « C’est dans ce dynamisme que nous nous trouvons encore et nous ne sommes pas près d’en sortir. Cet affrontement sans merci entre les forces en présence empêche l’épanouissement de la démocratie dans le pays », a soutenu la défenseure des droits humains.



Puis, les gangs armés…

 

L’épanouissement de la démocratie nécessite que les élections doivent être considérées comme une compétition entre ceux et celles qui désirent accéder ou rester au pouvoir. Mais au nom de la victoire, elle se transforme souvent en guerre. Et dans cette guerre, c’est la dialectique des armes qui est primée. « Celui qui confond la compétition avec la guerre sait qu’il doit avoir une arme. Et cette arme ne sera pas la parole, mais des armes à feu qui seront utilisées pour gagner les élections. Donc, le candidat ou la candidate en question aura avec lui ou elle non seulement des partisans, mais également des hommes de main qui auront pour mission de semer la terreur », nous a expliqué Marie Frantz Joachim.

 

Selon l’ancienne conseillère électorale provisoire, cette situation de violence s’inscrit tout au long du processus électoral. C’est-à-dire, des inscriptions jusqu’aux urnes. « Vous verrez que le candidat ou la candidate vient avec sa bande rara lors de l’inscription ainsi qu’avec des hommes armés. C’est sa façon de faire une démonstration de force », a-t-elle expliqué.

 

Une démonstration de force qui peut se poursuivre jusque dans l’exercice des fonctions du politicien en question. « Lorsque cette personne arrive au Parlement, par exemple, elle affiche le comportement de quelqu’un qui vient de remporter une guerre. D’où sa non-redevance envers les mandants. Elle n’aura aucun compte à rendre. Elle ne représentera personne. Puisque les élections ont été pour elle une guerre et qu’elle l’a remportée, en étant en fonction, elle n’aura que pour mission de recueillir tout l’argent qu’elle a dépensé pour accéder à ce poste », a souligné Mme Joachim.


Dans cette guerre électorale où l’argent, les armes et les munitions coulent à flots, les groupes armés font partie des plus grands bénéficiaires. En effet, au nom de la victoire, certains candidats font appel à des gangs ayant déjà leurs emprises sur certaines circonscriptions électorales. « Comme observateur, nous avons remarqué que les élections étaient axées de moins en moins sur le vote des citoyens. Beaucoup de candidats fournissent des armes à des individus pour qu’ils sèment la terreur, volent des boîtes d’urnes, saccagent des espaces pour tourner la situation en leur faveur. Beaucoup d’élus au parlement y sont arrivés par la force des armes. Des armes qui ont été distribuées à travers le pays et qui ont contribué à la multiplication des bandits », nous a fait savoir Jocelyne Colas Noël, directrice exécutive de la Commision épiscopale Justice et Paix (CE-JILAP).

 

Une manière de faire que le Réseau national de Défense des droits humains (RNDDH) ne manque pas de dénoncer, selon Marie Rosy Auguste Ducéna, son responsable de programmes. « Nous avons toujours attiré l’attention sur le fait que des autorités utilisent des bandits pour se maintenir au pouvoir. Et ceux et celles qui y sont aux alentours les utilisent pour y accéder », a-t-elle précisé. Comme conséquence, a poursuivi Mme Ducéna, les bandits se croient incontournables. « Ils se disent : ceux et celles qui sont au pouvoir ont besoin de nous pour le garder. Ils peuvent compter sur nous pour empêcher les manifestations. D’autre part, ceux et celles qui veulent prendre le pouvoir ont également besoin de nous. Cela veut dire que nous sommes une force. »

 

Une force envers laquelle plusieurs élus sont redevables. Si l’on croit Jude Edouard Pierre, afin de s’acquitter de leur dette envers ceux qu’ils ont utilisés pour accéder au pouvoir, certains acteurs politiques créent des postes fictifs dans l’administration publique. « Et lorsqu’à un moment donné, ces hommes et ces femmes politiques ne peuvent plus payer leur dû vis-à-vis des jeunes qu’ils ont armés et qui ont contribué à leur victoire, les armes qu’ils ont distribuées se retournent contre eux. Nous ne pouvons pas innocenter les processus électoraux dans la construction et dans le maintien de la violence dans le pays. Les faits sont là et beaucoup de rapports ont été produits et soumis à l’opinion publique en ce sens », a expliqué l’ancien maire de Carrefour, arguant que c’est inacceptable que des acteurs politiques puissent être associés à des groupes criminels. Ce qui, selon lui, représente un danger existentiel.

 

« Aussi longtemps que des acteurs politiques soient de connivence avec des groupes criminels, aussi longtemps que ces relations persistent, aussi longtemps que l’instabilité perdurera. Rappelez-vous des déclarations en veux-tu, en voilà comme : Barikad se avni n (les barricades sont notre avenir), opération Bagdad. Elles montrent les relations qu’il y a entre la violence des rues et les acteurs politiques. Il faut qu’il y ait des institutions capables de prendre des mesures contre ces personnes qui se sont liguées avec des groupes criminels contre les intérêts de la nation », a exigé l’ancien agent intérimaire.

 


Des prochaines élections en plein territoires perdus ?

 

« La mission de la transition s’articule autour de trois priorités : sécurité, réformes constitutionnelles et institutionnelles, élections ». C’est ce qu’on peut lire dans l’article 1.1 de l’accord du 3 avril 2024 qui a donné naissance au Conseil Présidentiel de Transition (CPT). Plus d’une année après sa prise de fonction, la structure n’a pas toujours rétabli la sécurité dans le pays. Les gangs armés, regroupés sous la bannière de Viv Ansanm, continuent de gagner du terrain.


Selon les dernières estimations, ils contrôlent pas moins de 85 % de la région métropolitaine de Port-au-Prince, une bonne partie du département de l’Artibonite et plusieurs communes du département du Centre. Dans ces conditions, Marie Auguste Ducéna se montre pessimiste quant à l’organisation d’élections. « Si l’État haïtien, à travers la police, n’arrive pas à reprendre le contrôle des zones occupées par des bandits et que les élections se tiennent dans ces conditions, il est clair que ce sont les bandits qui voteront », a souligné la militante des droits humains.

 

À rappeler, les trois départements quasiment sous contrôles des gangs — qui sont l’Ouest, l’Artibonite et le Centre — sont ceux comportant le plus d’électeurs capables de voter lors d’élections dans le pays. Ainsi, contrôler ces zones, c’est contrôler ces votes. 

 

Selon la responsable des programmes au sein du RNDDH, si des élections sont organisées dans ce contexte, Haïti se dirigera tout droit vers un État totalement délinquant. « Sur la scène internationale, on dit déjà qu’Haïti est une route pour le trafic d’armes, de munitions et de drogues. Si là maintenant, nous avons des élus qui sont de toute évidence de connivence avec les bandits impliqués dans ce trafic, ce sera fini pour nous. C’est pourquoi nous ne cessons de dire : oui, nous voulons des élections, mais des élections avec une population qui est libre de choisir ses dirigeants », a expliqué Mme Ducéna.

 

En attendant d’avoir la liberté de choisir, la population haïtienne est contrainte de subir la loi de la coalition criminelle Viv Ansanm, qui ne cesse d’exposer sa force de frappe sous le regard impuissant de l’État. Et pour couronner le tout, en janvier 2025, Jimmy Cherizier, alias Barbecue, avait annoncé la transformation de sa coalition en parti politique lors d’un discours partagé sur les réseaux sociaux.

 

Rien d’inquiétant, pour Marie Auguste Ducéna. « Jimmy Chérizier est un bandit accusé d’un ensemble d’actes ayant porté atteinte à la vie et aux biens des personnes. Ce n’est qu’après avoir passé devant la justice, s’il est reconnu coupable, purge sa peine, c’est à ce moment qu’il pourra parler de mettre en place un parti politique. Et je ne suis pas sûre que, si on tient compte des actes qu’on lui reproche, qu’il aura même ce droit », a-t-elle soutenu.

 

Jocelyne Colas Noël, quant à elle, joue la carte de la prudence et voit le pire. Pour la directrice exécutive de CE-JILAP : « C’est une mauvaise plaisanterie qui pourrait se transformer en une réalité, si la société en décide ainsi. Ce serait toutefois la fin de l’expression démocratique dans le pays. Une démocratie qui est déjà sur le point de perdre son ampleur à cause des activités criminelles qui s’exercent dans le pays. » Une démocratie déjà fragilisée par les violences armées, omniprésentes dans les élections, son expression la plus emblématique.

 

 

Jeff Mackenley GARCON

Avec la collaboration de Milo Milfort

 

Ce travail bénéficie du support du projet Konbit pou bon jan Demokrasi, cofinancé par l’Union européenne (UE) et l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et autrices. Il ne reflète pas nécessairement les opinions de l’UE et de l’OIF.


 

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