“Ti Merline, Ti Anpoul, Anabolex, Bèl Anfòm”… Pour avoir des formes à tout prix, mais à quel coût ?
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Elles sont de plus en plus nombreuses, ces femmes haïtiennes qui veulent s’offrir des courbes et des rondeurs. Si, pour certaines, il s’agit tout simplement d’un refus d’accepter leur minceur, pour d’autres, c’est de préférence une quête d’adaptation sociale. Pour y parvenir, elles font un usage excessif des produits à base de plantes et un usage détourné de certains produits pharmaceutiques, moyennant que ceux-là puissent leur permettre de “grossir”. Des produits qui ne sont pas sans conséquences sur leur santé, à en croire des spécialistes. Enquet’Action a investigué pour vous.

« La dexaméthasone ou Ti Anpoul, c’est un glucocorticoïde ou un anti-inflammatoire utiliseé pour agir sur l’inflammation, mais ce n’est pas un médicament qui est destiné à la prise de poids. Crédit Photo : Milo Milfort
Par Jeff Oresna
Enquête
« Quel que soit le prix [à payer], je dois impérativement grossir ! », jure Jeannette Antoine, mère d’un adolescent vivant à Christ-Roi. Cette veuve trentenaire, dont le mari a été assassiné sous les yeux de leur petit-fils, alors que ce dernier n’avait que cinq ans, dit vouloir garder son corps en “équilibre”, pour qu’elle soit toujours attirante. Assise autour d’une table, préparant des épices pour le repas du jour, elle se plaint de sa grosseur qui, pourtant, paraît être normale, à bien la regarder dans sa petite robe bleue. « Je ne m’aime pas ainsi. Je veux être ronde », souligne-t-elle. Mme Antoine raconte qu’elle a déjà essayé plusieurs produits comme le sirop Bèl Anfòm, Ti Merline, 3 Samedi et d’autres comprimés à base de vitamines, mais elle n’arrive toujours pas à atteindre son objectif. « Ils ne fonctionnent qu’au début. Ils augmentent l’appétit et vous incitent à dormir. Mais au bout de quelques jours, on ne ressent plus leur effet. »
Un sentiment partagé par Martine Badio, une commerçante dans la petite quarantaine, à Delmas 32, qui a également tout essayé, mais ne parvient toujours pas au résultat escompté. « J’ai un corps rebelle. Ces produits n’ont aucun effet sur moi. J’ai beau les essayer, mais ça ne marche pas », raconte-t-elle, le visage abattu, sous un parapluie la recouvrant aux abords d’un tapis, sur lequel elle étale des petits lots de vivres alimentaires, à même le sol. À quelques pas de ses marchandises se trouve un mobile, où, de loin, résonne une voix faisant la promotion de quelques produits à base de plantes. “Ti Merline”, “Bèl Anfòm” et bien d’autres produits sont disponibles à des prix abordables dans ce mobile.
Ronald Cétoute, le chauffeur du mobile et revendeur de ces produits, détaille les éléments constitutifs de ces derniers. « Ils contiennent des écorces d’arbres, des feuilles et des racines de certaines plantes. » Sans emballage ni aucune indication posologique, M. Cétoute prétend qu’ils peuvent être consommés sans aucune crainte parce que ce sont des produits naturels, dénués de tout risque.
Dénués de tout risque ?
Pourtant, « les produits à base de plantes peuvent contenir des contaminants toxiques, tels que des pesticides et des petits champignons susceptibles de causer des réactions allergiques et/ou toxiques », a fait savoir Hétu Jean-Louis, qui souligne par ailleurs que la qualité des produits préparés à partir du végétal peut varier en fonction de la qualité des plantes récoltées. Ce, tout en précisant que les plantes ou leurs extraits contiennent un ensemble de substances actives dont les mécanismes d’action ne sont pas toujours connus. L’étudiant, dès lors en dernière année de chimie, insiste sur l’importance de l’inscription des indications posologiques et constitutives sur les contenants des produits, pour prévenir les consommateurs des risques et des complications qu’ils encourent en les utilisant.
Lorsque leurs composants ne sont pas précisés, leur utilisation peut s’avérer toxique, notamment lorsqu’un de ses constituants, susceptible d’avoir des effets toxiques graves, n’est pas ou mal identifié, a-t-il affirmé. En ce qui concerne le mélange des produits à base de plantes avec d’autres produits chimiques, l’apprenti chimiste révèle qu’ils peuvent interagir toxiquement sur l’organisme. « La consommation de produits à base de plantes peut interagir avec un traitement médicamenteux. Cette interaction peut être liée à la présence de composants qui altèrent chimiquement les préparations à base de plantes, comme les métaux lourds ou les contaminants de type mycotoxines », avance-t-il, avant de préciser que « certaines substances végétales ne doivent jamais être prises en même temps qu’un médicament classique. »
Victime de la consommation d’un mélange de plusieurs produits, Mme Antoine raconte comment elle a failli perdre la vie après avoir avalé un mélange. « J’avais bu un sirop composé de comprimés, de jus de feuilles, de tronc et d’écorces d’arbres. Après, je ne me sentais pas normale. J’ai eu l’impression que j’allais m’étouffer », souligne-t-elle. D’un coup, son teint de peau commençait à changer. Elle s’est évanouie. « Quand j’ai repris connaissance, je me suis retrouvée à l’hôpital, et le docteur m’a dit que j’ai eu de la chance. Si on avait pris une minute de plus sans m’emmener à l’urgence, je serais déjà morte. »
Leur souhait... se faire ronde !
Même si elles veulent se voir grossir, certaines femmes refusent catégoriquement de consommer les produits à base de plantes. C’est le cas notamment de Marjorie Monius, qui dit avoir été instruite des méfaits de ces produits sur le corps et la santé des gens. « Je ne prends pas ce genre de produits », lâche-t-elle, en précisant qu’elle a un ami médecin qui lui a déconseillé ces médicaments. « Il m’a dit qu’ils contiennent des hormones, qu’ils peuvent me dérégler et, au pire, qu’ils sont capables de me rendre stérile », rapporte la comptable trentenaire, préférant les produits pharmaceutiques qui stimulent l’appétit.
Comme Mme Monius, la docteure Sarra Mythama Dufort affirme avoir entendu parler des hormones dans les produits à base de plantes, mais se garde de lier les dérèglements hormonaux de ses patientes à l’utilisation de ces produits. « Je reçois souvent des patientes avec des dérèglements hormonaux, mais rien n’assure que ces dérèglements sont liés à la consommation de ces produits », lâche la docteure. Contactés par notre rédaction pour prendre connaissance du processus de fabrication et de conservation de ces produits dérivés des plantes, leurs fabricants sont injoignables. Les seuls acteurs de ce secteur que nous avons réussi à trouver ne sont que des revendeurs de ces produits, qui ne disposent d’aucune information sur le processus de fabrication.
« Grossir, c’est le souhait de beaucoup de jeunes femmes haïtiennes », rappelle Ronald Cétoute, chauffeur et revendeur de médicaments à base de plantes depuis plus de vingt ans. Le crâne rasé, les barbes blanches, assis derrière le volant de son mobile, il révèle que ses clients sont majoritairement des femmes qui viennent souvent auprès de lui pour acheter des sirops afin de pouvoir grossir. « Je ne dis pas que les hommes ne les sollicitent pas, mais le plus souvent, ce sont des femmes minces qui viennent me les acheter au mobile », clame-t-il.
S’ils contiennent des substances qui servent à stimuler l’appétit, les produits à base de plantes ne sont pas les seuls qu’utilise la gent féminine pour concrétiser leur rêve. Il y a aussi la dexaméthasone, plus connue sous le nom de “Ti Anpoul”, qui contient des « stéroïdes anabolisants, une substance qui peut faciliter la prise de poids et favoriser la croissance et le développement de la masse musculaire », explique le docteur Pierre Hugues Saint Jean, tout en soulignant toutefois que cette prise de poids n’est qu’un effet secondaire de la prise de cet anti-inflammatoire.
« La dexaméthasone ou Ti Anpoul, c’est un glucocorticoïde ou un anti-inflammatoire. Donc, si une personne a un problème d’inflammation, on peut lui donner de la dexaméthasone. Quelqu’un qui a, par exemple, une péritonite, c’est-à-dire une inflammation du péritoine, qui est une couche de tissu recouvrant les intestins, on peut l’utiliser pour qu’il puisse agir sur l’inflammation, mais ce n’est pas un médicament qui est destiné à la prise de poids », explique le président de l’Association des pharmaciens haïtiens (APH).
Outre la dexaméthasone, il y a également le “sirop cochon” ou “3 Samedi”, qui contient du cyproheptadine, un stimulant d’appétit. Et aussi l’Anabolex, qui est également un stéroïde anabolisant. Ce dernier facilite la prise de poids et favorise la croissance et le développement de la masse musculaire, poursuit le président de l’Association des pharmaciens haïtiens.
Des médicaments dont l’usage est détourné
« Oui, ces médicaments font grossir réellement, parce qu’ils contiennent pour la plupart des stéroïdes anabolisants qui sont capables d’augmenter la croissance et le développement de la masse musculaire… L’un des effets secondaires des stéroïdes anabolisants, c’est qu’ils favorisent la prise de poids », explique le médecin Saint-Jean en précisant qu’ils peuvent également provoquer d’autres effets mineurs sur l’humeur de la personne. « Ça peut la rendre nerveuse, également provoquer l’insomnie. »
Du même avis, le docteur et professeur d’université Jean Enold Buteau affirme que la prise de façon continue et exagérée de ces médicaments peut provoquer une accumulation de graisse. Mais il souligne, par ailleurs, que cette dernière n’est pas la seule conséquence de ces médicaments. « La plus grande conséquence, c’est que ce médicament mobilise le sucre, ce qui provoque ce qu’on appelle le diabète induit. Et, justement, ce type de diabète, en dehors du fait qu’il peut avoir des complications à long terme, peut aussi en avoir à court terme, comme le coma diabétique. »
Les deux médecins s’accordent sur le fait que ces médicaments ne sont pas destinés à favoriser la prise de poids. De son côté, le Dr Pierre Hugues Saint-Jean les utilise pour agir sur des problèmes d’inflammation. Quant au Dr Jean Enold Buteau, il le prescrit à ses patients lorsque leur cas correspond à une réponse immunitaire exagérée ou dans des circonstances où un patient est atteint d’asthme.
« Je l’administre (Ti Anpoul) dans des circonstances où j’ai besoin de baisser la réponse immunitaire d’un malade, à supposer qu’on a une réponse exagérée et qu’on a besoin de la réduire. Et il peut être administré pour traiter l’asthme, parce que l’asthme est également une forme de réponse allergique exagérée. Donc, on peut utiliser ce médicament comme réponse à ce cas », rapporte-t-il.
Dans tous les cas, le médecin Buteau conseille aux gens de prendre le soin de consulter un spécialiste avant d’utiliser un quelconque médicament et de ne pas se fier uniquement à l’avis d’un proche ou d’un ami. « S’administrer quelque chose parce que quelqu’un qui l’a déjà expérimenté vous le conseille n’est pas une mince affaire. C’est quelque chose de très grave. Cela peut conduire à des réactions irréversibles », a-t-il expliqué. Toutefois, il reste convaincu que ceux qui vendent illicitement ces médicaments le font parce qu’ils ont été témoins de leurs effets sur un proche.
« Très probablement, ceux qui les vendent illicitement sont peut-être au courant de leurs effets ou ont été témoins de leur utilisation par un proche. Ce qui les amène à les proposer à leurs clients, qui en font malheureusement un usage détourné, pour qu’ils puissent atteindre leur objectif. Mais ils ne sont pas destinés à la prise de poids », persiste et signe Dr Buteau.
Dans la même veine, le président de l’Association des pharmaciens, le docteur Pierre Hugues Saint-Jean, informe que n’importe qui ne devrait pas se permettre de prendre un médicament, quelle que soit son attente. Il existe des médicaments pouvant permettre de prendre du poids, mais il faut qu’il y ait une indication pour cela. Ce qu’il appelle une indication, c’est que la personne peut avoir un problème de poids, et qu’un médecin analyse sa situation, pour ensuite lui prescrire des médicaments. Donc, c’est une évaluation médicale qui va expliquer cette indication. Ce n’est pas à la personne de décider s’il faut en prendre ou pas.
« C’est au médecin de constater, après un check-up médical, s’il y a un problème de poids. À ce moment, il saura quoi prescrire, parce qu’il faut évaluer la situation pour voir si le patient n’a pas d’autres problèmes sous-jacents, comme l’hypertension, s’il n’est pas diabétique ou s’il n’a pas d’autres problèmes qui peuvent être une contre-indication pour l’utilisation d’une molécule ou d’une autre. Donc, il faut des évaluations au cas par cas pour voir quelle est la meilleure molécule à adopter par rapport à ce patient-là. Ce n’est pas au hasard ; il ne revient pas à tout le monde de prendre ce qu’il veut », explique-t-il.
Facteur de réussite ou problème d’estime de soi ?
Le Dr Saint-Jean pense que le fait de vouloir grossir est plus un problème de société que de santé en Haïti. Parce qu’aux yeux de l’Haïtien, la réussite s’apparente à la prise de poids. « L’homme haïtien (garçon et fille) a une façon de voir sa réussite. Dans sa tête, la réussite doit être exprimée, avant tout, à travers son corps, plus particulièrement dans sa grosseur », explique-t-il. « Finalement, ça fait partie de notre coutume : nous voyons la réussite de l’autre quand il commence à prendre du poids. » Il pense aussi que c’est peut-être l’un des facteurs qui conduit certaines femmes à emprunter cette voie.
Partageant cet avis, le psychologue et spécialiste en sciences du développement, Elkins Voltaire, précise qu’il s’agit d’une quête d’adaptation aux valeurs et styles promus par la société. Puisque, selon lui, à chaque période, la société promeut des valeurs qui incitent plus d’un à se les approprier pour se mettre à jour, afin d’attirer les regards. « La société impose à chaque époque son style. À un certain moment, c’étaient des femmes de taille fine, à un autre, des femmes avec le ventre plat, les fesses redondantes, les “tété doubout”... Pour le moment, ce sont peut-être des femmes rondes… Donc, pour se sentir conformes aux yeux de la société, elles s’approprient le style en vogue », dit-il.
Interrogé sur la situation, le Dr Jean Enold Buteau affirme également que ce phénomène va au-delà d’un simple phénomène de santé publique, et le renvoie à l’existence d’un vide chez ces femmes. Ce vide peut s’expliquer par la mondialisation, qui leur donne accès à une série de phénomènes, une série d’images venues d’ailleurs. C’est-à-dire dans les sociétés occidentales, qui leur vendent non seulement un modèle de société, un modèle d’opulence, un modèle de vie, mais aussi un modèle de corps. « Elles ne se reconnaissent plus dans leur mode de vie, dans l’absence d’opulence qu’elles vivent, dans le modèle de corps qu’elles ont. Elles ne se reconnaissent même pas dans l’image qu’elles projettent dans la société », explique le docteur.
À cela, le psychologue parle d’un problème d’estime de soi, qui provoque le refus de s’accepter en tant que tel. « Il s’agit là d’un problème d’estime de soi, qui perturbe l’image de soi et donne naissance à une espèce de dysmorphophobie. C’est-à-dire un problème d’acceptation de soi, ou encore un sentiment qui incite la personne à croire qu’elle est anormale dans la société. Et parce qu’elle refuse de s’accepter en tant que telle, cela l’oblige à poser un ensemble d’actions dans le but de se rendre socialement acceptable », conclut le psychologue.













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